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Numérisation : les Maisons des semences paysannes en danger

Par Pierre Rivière, Réseau Semences Paysannes (RSP)

Publié le 05/04/2018

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Les maisons des semences paysannes (MSP) sont de plus en plus nombreuses dans les territoires. Pour gérer les nombreuses données qu’elles génèrent, quoi de mieux que l’informatisation ? Mais cette numérisation posent de nombreuses questions sur le fonctionnement interne des MSP : comment et avec qui partager ces informations ? Et comment se protéger des entreprises semencières, à l’affût de la moindre information utile pour déposer des brevets sur les caractéristiques des plantes ?

De nombreuses données sont générées dans le cadre des activités d’une Maison des Semences Paysannes (MSP) (pour la définition d’une MSP, voir encadré). Celles-ci peuvent être liées à la prospection, à la recherche de variétés anciennes ou locales, à la gestion dynamique des semences, aux échanges de savoirs et savoir-faire, à la valorisation des semences paysannes ou des produits qui en sont issus, à la communication et à l’animation du collectif.

Différents types de données existent : celles ayant trait aux personnes et indirectement aux groupes de personnes ; celles sur les variétés, qui regroupent des lots de semences ayant une histoire commune ; celles sur les variables associées aux lots de semences ou aux relations entre ces lots. Il existe aussi différents types de variables qui peuvent être stockées au sein des collectifs ou en lien avec leurs partenaires : celles liées aux savoirs et savoir-faire (comment faire le pain au levain par exemple), aux phénotypes (hauteur des plantes, verses, couleurs, précocité… ), moléculaires (diversité génétiques des variétés notamment), aux contextes pédo-climatiques…

Qu’est-ce qu’une Maison des Semences Paysannes  ?


Depuis une quinzaine d’années, des initiatives pionnières de gestion collective de la biodiversité cultivée ont essaimé un peu partout en France. De ces initiatives est né en 2003 le Réseau Semences Paysannes qui s’est employé à développer et à défendre les pratiques paysannes de conservation, de sélection et d’échanges de semences, et qui a édité un bilan de ces multiples expériences de gestion collective de la biodiversité cultivée [1] : constructions sociales, processus collectifs qui fondent le socle commun permettant à la biodiversité cultivée de regagner les champs et les assiettes, les Maisons des Semences Paysannes (MSP) ont pour objectif les échanges de semences paysannes et des savoir-faire associés.

La biopiraterie à l’affût des MSP

Différents éléments dans l’environnement des MSP peuvent avoir une influence sur la gestion et l’analyse de leurs données, particulièrement les risques de biopiraterie, c’est-à-dire d’appropriation indue d’une partie du vivant. Les principaux droits de propriété industrielle qui engendrent de la biopiraterie sont le Certificat d’Obtention Végétale (COV) et le brevet. Les variétés paysannes ont été sélectionnées dans des environnements locaux variés (grande gamme de variations environnementales), sans utilisation de produits phytosanitaires ni engrais chimiques de synthèse. Ce contexte particulier est favorable à l’émergence de nouveaux caractères, par exemple ceux liés à de nouvelles résistances aux maladies. Les informations issues de l’observation de ces variétés peuvent intéresser les industriels en recherche de nouvelles résistances à des insectes ou à la sécheresse par exemple. Des informations qui sont susceptibles d’être brevetées ou intégrées dans de nouvelles variétés couvertes par un COV.

Un moyen théorique pour se protéger de la propriété industrielle sur le vivant (par exemple, par l’appropriation d’une variété paysanne par un COV), pourrait être de prouver que la variété est déjà notoirement connue. Encore faut-il pour cela que la description soit antérieure à la revendication du COV et soit suffisamment précise, notamment sur les caractères phénotypiques imposés par l’Union de protection des obtentions végétales (Upov) et l’Office communautaire des variétés végétales (OCVV). Beaucoup de MSP n’ont pas les moyens de faire ce travail. Mais surtout, ce moyen est à double tranchant : une telle description, si elle est rendue publique, fournit aussi aux industriels les informations pour qu’ils s’approprient ce vivant. Et ces industriels ont les moyens de faire financièrement face à des années de procédure juridique s’ils sont attaqués, contrairement aux paysans ou paysannes.

Les MSP se trouvent donc en plein paradoxe : pour se protéger d’un COV, il faut faire un long travail de description fine des variétés, description qui risque parfois de faciliter le dépôt de brevet. Aussi, une stratégie simple pour ne pas donner la « puce à l’oreille » sur des caractères intéressants qui pourraient être brevetés serait de ne pas rendre disponibles d’informations sur le comportement des variétés stockées dans les MSP.

Une stratégie qui est pourtant d’ores et déjà fragile si on regarde le dossier brevet. En effet, les plantes ont des séquences génétiques en commun, notamment celles régulant leur métabolisme. Actuellement, de nombreux gènes sont potentiellement déjà brevetables (et brevetés) grâce à un travail de description d’une séquence et de la fonction associée, même si ces séquences génétiques sont naturellement présentes chez de nombreuses plantes. Ces dernières tombent alors potentiellement sous ces brevets (voir un exemple dans l’encadré).

Un exemple d’appropriation du vivant


L’entreprise française Gautier Semences a sélectionné depuis longtemps des lignées de laitues contenant un caractère de résistance à un puceron. Mais l’entreprise néerlandaise Rijk Zwaan a déposé postérieurement un brevet sur ce type de laitue. Comment cela a-t-il été possible ? L’entreprise néerlandaise a identifié un caractère de résistance à ce puceron chez une espèce sauvage, mais ce caractère était structurellement lié, selon elle, à un autre gène, celui du nanisme. Elle dit avoir mis au point un procédé pour casser la liaison génétique entre le caractère de résistance et le caractère de nanisme, qui lui a permis de qualifier sa laitue d’invention et d’obtenir un brevet. Depuis, l’entreprise Gautier, doit lui payer des royalties pour continuer à utiliser ses propres lignées de laitues : un comble !

Quelle approche politique ?

La protection des semences et variétés paysannes est un sujet éminemment politique. Face à la volonté des entreprises d’étendre leur droit de propriété industrielle aux semences paysannes, l’abolition pure et simple de toutes formes de propriété industrielle sur les plantes et les animaux semble en être la condition sine qua non. Cette revendication est pour l’instant inaudible et disqualifiée par la doxa techno-scientifique.

Les MSP peuvent être amenées à travailler avec les institutions. Par exemple, un décret de 2015 propose la mise en place d’organismes gestionnaires de ressources génétiques (comme les MSP). Ces gestionnaires devront notamment donner accès aux personnes physiques ou morales qui le souhaitent aux variétés dites « patrimoniales » qu’ils gèrent. Ces dernières seront versées dans le système multilatéral du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa). Or ce système multilatéral, sorte de grand pot commun de variétés, sous forme de base de données, où tout le monde peut se servir, ne pose aucune garantie contre la biopiraterie et le partage des avantages. Ce risque pourrait être amplifié par le projet Divseek qui vise à remplir une base de données des caractérisations phénotypiques et génétiques (les séquences d’ADN) des semences conservées dans les banques de graines faisant partie du système multilatéral du Tirpaa. Mais quid du système de partage des avantages sur ces informations dématérialisées ? [2]. Imaginons une entreprise qui commercialise une plante, prise dans le catalogue du Tirpaa, qu’elle a « améliorée ». Pour partager les avantages issus de cette commercialisation avec les paysans ou paysannes qui cultivaient cette plante au préalable, il faut savoir à coup sûr d’où vient la plante. Avec des bases de données de séquences génétiques numérisées (qui a priori ne feront pas l’objet d’un accord de transfert de matériel [3] [4], une entreprise pourra expliquer avoir, par exemple, modifié au hasard une plante de sa propre collection et obtenu une nouvelle caractéristique (ce qui est très très long), alors même que l’entreprise aura seulement utilisé la base de données numériques avec les informations afférentes (ce qui est très très rapide). Une question qui fait justement l’objet de discussions au sein du Tirpaa…

Dématérialiser, informatiser… au détriment du contact humain ?

Dématérialiser l’information a une forte influence sur l’organisation et le fonctionnement des collectifs. Alors que les membres du RSP privilégient les contacts humains dans les échanges, l’impact de l’outil informatique sur l’organisation du collectif mérite d’être analysé. Organiser les informations (par exemple, des caractéristiques de variétés paysannes) dans des bases de données, permet de faciliter l’animation des projets de gestion de la biodiversité en gagnant en efficacité et d’apporter des informations pour accompagner cette gestion. A contrario, la numérisation des données peut a priori engendrer moins de contact humain, des prises de pouvoir, une entrave à la vie privée et professionnelle, des échanges anonymes donc sans garantie, une représentation forcément réductionniste de la réalité du terrain… Enfin, des outils comme des bases de données au lieu de pourvoir à plus d’autonomie, peuvent devenir aliénants [5] [6].

Dans l’absolu, tout type de données peut être stocké. Les données produites seront différentes si un travail se fait en lien avec la recherche ou non (par exemple, la recherche a des moyens de séquençage et de caractérisations moléculaires que les paysans n’ont pas). Si la question de l’utilité des divers types de données est le premier paramètre à prendre en compte, l’accès aux données doit être réfléchi collectivement au sein des MSP. C’est aux groupes de définir quelles données ils souhaitent stocker et quels accès leur donner.

MSP : collaborer au risque d’être pillé ?

Les informations sur les caractéristiques des plantes et leurs comportements dans une grande diversité d’environnements détenues par les MSP sont une mine d’or. Il y a dans les champs des variétés paysannes qui sont une ressource inestimable pour les citoyens, les paysans mais aussi pour les entreprises semencières qui ont tendance à considérer ce travail comme du « pre-breeding » (pré-sélection, voir encadré ci-dessous).

Pre-breeding ?


Le pre-breeding est une première étape des projets de sélection conventionnelle. Une grande diversité de « matériel » est criblé selon différents critères avant d’être choisi pour entrer dans les programmes de sélection. Par exemple, de nombreuses accessions de blé sont testées sur leur résistance à la sécheresse. Les plantes les plus résistantes entreront alors dans un processus de sélection qui visera à isoler les gènes responsables de cette résistance afin de les insérer dans de nouvelles variétés par croisements ou biotechnologies. Le couple « caractère de résistance à la sécheresse/séquence génétique responsable de ce caractère » peut être breveté.

Il y a également un regain d’intérêt institutionnel qui se manifeste par de nouveaux financements publics pour la conservation in situ mais ces financements sont accompagnés d’une obligation de caractérisation des ressources ainsi conservées. Ces dynamiques institutionnelles pourraient être intéressantes et souhaitables pour développer la conservation « à la ferme » s’il y a une protection faces aux risques identifiés d’appropriation. D’autre part être reconnu gestionnaire de ressources génétiques pose la question du devenir du rôle des MSP. À l’image des associations naturalistes, les MSP « sont-elles vouées à être de plus en plus mises à contribution, voire instrumentalisées par les pouvoirs publics au point d’être réduites à devenir des fournisseurs de données ? » [7]

Ceci dit, une meilleure caractérisation permettrait de rendre publique une description générale de certaines variétés dans certains terroirs et modes de culture pour communiquer vers l’extérieur. Comme par exemple le fait le Spicilège, site Internet du RSP, qui vise à diffuser des informations vers le plus grand nombre. Au-delà de ces données brutes, leurs analyses permet de communiquer sur notre travail auprès des agriculteurs, des citoyens… Analyser ces données avec la recherche participe à la reconnaissance scientifique, institutionnelle et politique des collectifs qui renouvellent la biodiversité cultivée.

Les Communs : une alternative à la propriété industrielle ?

Il est donc nécessaire que les collectifs puissent débattre de ces questions afin de définir leurs règles d’usage quant à l’utilisation de ces méthodes et de ces outils, ainsi qu’à l’accès aux informations. Au niveau des collectifs, il faut rester vigilant à ce que ces outils ne deviennent pas aliénants alors même qu’ils sont développés dans l’objectif de rendre les usagers plus autonomes dans la gestion de leurs semences. La vigilance est doublement de mise pour limiter les risques de biopiraterie dans les programmes de recherche associant de multiples partenaires. La propriété industrielle sur le vivant est le principal frein au développement des variétés paysannes.

Limiter ces risques demande beaucoup d’effort dans le cas du COV, en décrivant les variétés, on vient de le voir, selon les standards industriels. Dans le cas du brevet, quelles que soient les précautions prises, de nombreux caractères immédiatement brevetables sont déjà présents dans les plantes.

Au-delà de l’abolition du brevetage du vivant, les membres du RSP revendiquent de plus en plus l’idée de gérer les semences comme un Commun. Comment faire face aux risques de biopiraterie ? Le système industriel basé sur les droits de propriété intellectuelle, et le système du Commun basé sur les règles d’usage collectif des groupes, s’opposent. À nous de trouver le moyen de faire vivre ce dernier.

[1Réseau Semences Paysannes (2014). Les maisons des semences paysannes : Regards sur la gestion collective de la biodiversité cultivée en France. (Réseau Semences Paysannes)

[3Un accord de transfert de matériel (ATM) précise d’où vient le matériel (c’est-à-dire la plante), à qui il est transféré, l’usage qui en est prévu et le reversement prévu en cas de commercialisation

[5Rey, O. (2014). Une question de taille (Les essais, Stock)

[6Illich, I. (1973). La convivialité (Seuil)

[7Alphandéry, P., and Fortier, A. (2013). « Les données sur la nature entre rationalisation et passion ». Revue du MAUSS 42. http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-2-page-202.htm.

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