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Brésil – Le sucre de canne transgénique arrive

Par Christophe NOISETTE

Publié le 09/03/2018

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Le Brésil a autorisé la culture de la canne à sucre transgénique en 2017. Cette année, l’industrie sucrière a ensemencé 400 hectares avec cette variété génétiquement modifiée. La trouvera-t-on un jour dans les assiettes européennes ? En attendant, c’est le Canada qui vient d’autoriser l’importation de sucre issu de telles cannes à sucre transgéniques.

Le Centre de Technologie de la Canne à Sucre (Centro de Tecnologia Canavieira – CTC, voir encadré) a mis au point récemment une canne à sucre génétiquement modifiée (appelée CTC 20 Bt ou CTB141175/01-A) pour produire un insecticide [1] contre Diatraea saccharalis (la pyrale de la canne à sucre). L’agence brésilienne en charge de l’évaluation et de l’autorisation des OGM transgéniques, la CTNBio, a donné son feu vert à ces cultures le 8 juin 2017 [2] [3]. Elle a aussi autorisé l’utilisation de cette canne à sucre génétiquement modifiée pour l’alimentation humaine et animale. Cette agence est largement critiquée pour son opacité, ses conflits d’intérêt et le laxisme avec lequel elle évalue les impacts des OGM.

Le CTC : premier centre mondial de recherche sur la canne à sucre


Le Centro de Tecnologia Canavieira (CTC), fondé en 1969, est l’un des plus importants centres de recherche sur la canne à sucre au niveau mondial. Le CTC s’occupe aussi du développement de la filière et de la commercialisation du sucre et des autres produits dérivés de la canne à sucre (notamment l’éthanol destiné à la production d’agro-carburant). Ses principaux actionnaires sont BNDESPar, la filiale d’investissement de la banque de développement brésilienne, Copersucar, premier négociant en sucre au monde, et Raízen, une coentreprise entre Cosan SA Indústria e Comércio et Royal Dutch Shell Plc. L’ensemble de ses membres (plus d’une centaine) représente plus de 60% de la production brésilienne de sucre et d’éthanol.

L’Indonésie avait déjà autorisé à la culture et pour l’alimentation humaine les variétés de canne à sucre NXI-1T (2011), NXI-4T et NXI-6T (2013) censées mieux supporter les stress hydriques. Mais ces variétés n’ont pas encore été cultivées commercialement.

Le CTC, important acteur économique de la filière sucrière au Brésil, a prévu de traiter ces cannes à sucre transgéniques dans une centaine de ses usines, a déclaré à Reuters le directeur général de la société, Gustavo Leite (qui a travaillé entre 1995 et 2001 pour Monsanto, et notamment entre 1998 et 2001 comme directeur (CEO) de Monsanto Brésil).

Le Brésil cultive environ 10 millions d’hectares de canne à sucre. Le CTC estime que 15 % de cette superficie peuvent à terme être cultivés avec des variétés transgéniques. Dans un premier temps, le CTC souhaite que 1,5 million d’hectares soient cultivés avec cette canne à sucre d’ici 2021. Le CTC travaille actuellement sur d’autres variétés transgéniques et espère obtenir rapidement l’autorisation de cultiver des cannes à sucre génétiquement modifiées pour tolérer le Roundup (Roundup Ready).

Le Brésil est un des leaders incontestés du sucre de canne. Sa production, qui représente environ 50 % du commerce mondial, est exportée dans 150 pays. Selon Reuters [4], 60 % de ces pays n’exigent pas d’autorisation spécifique pour importer du sucre issu de canne transgénique. Pour les autres, le CTC a donc déposé des demandes d’autorisation à l’importation de ce sucre : États-Unis et Canada. Il entend le faire ensuite en Chine, Inde, Japon, Russie, Corée du Sud et Indonésie. Aucun dossier n’a été déposé actuellement dans l’Union européenne.

Une évaluation trop rapide ?

La CTNBio a donc confirmé que le sucre ou l’éthanol produits à partir de ces nouvelles variétés étaient identiques aux mêmes produits dérivés de cannes conventionnelles. Cette agence a aussi affirmé que la culture de cette canne à sucre n’aurait pas d’impacts environnementaux et que la consommation du sucre n’impliquerait pas de risques sanitaires.

Cependant, plusieurs voix se sont élevées pour souligner que la CTC n’avait pas fourni des études concluantes. Ainsi, Valério De Patta Pillar, un membre de la CTNBio, et professeur à l’Université fédérale de Rio Grande do Sul, considère que l’étude d’impact environnemental est lacunaire, notamment en raison de données insuffisantes sur la fréquence des croisements de cette canne à sucre avec des homologues « sauvages » ou conventionnelles et sur les impacts sur la résistance des insectes à la protéine Bt que ces croisements impliquent. Il souligne également l’absence d’évaluation des effets que cette canne à sucre GM pourrait avoir sur les humains et les animaux.

Quant à Rogério Magalhães, un des experts du ministère brésilien de l’Environnement, il précise dans un entretien accordé à SciDev.net : « Je comprends que les études relatives aux impacts que la canne génétiquement modifiée pourrait avoir sur la biodiversité brésilienne n’ont pas été faites par la société propriétaire de la technologie » [5]. Il souligne aussi que des études, réalisées dans d’autres pays, montrent un impact des plantes Bt sur des insectes non cibles, la faune du sol et les micro-organismes.

Par ailleurs, plusieurs études scientifiques mentionnent que des pyrales de la canne à sucre sont devenues résistantes à des protéines Bt produites par des maïs transgéniques.

La première preuve de l’existence de D. saccharalis résistant à la protéine Cry1Ab a été apportée en 2004, dans un champ en Louisiane [6].

En Argentine, D. saccharalis est aussi un parasite important du maïs. Plusieurs maïs Bt ont été autorisés pour faciliter la lutte contre cet insecte. Cependant, récemment, il a été observé des dommages importants par D. saccharalis dans des champs de maïs Bt (Cry1F, Cry1A.105 et Cry2Ab2) dans la province de San Luis [7]. L’équipe du professeur Damian Grimi, salarié de Monsanto, a publié dans Pest Management Science un article qui soutient que ces dommages sont liés à une résistance acquise par ces pyrales de la canne à sucre aux protéines Cry1F et Cry1A.105 [8].

Traditionnellement, on utilise des zones refuges (cultivées avec la même espèce mais avec des variétés non transgéniques) pour retarder l’apparition des résistances chez les insectes cibles. Mais en 2014, Jung koo Kang, chercheur à l’université de l’état de Caroline du Nord (États-Unis) publiait une étude dans la revue Environmental Entomology [9] qui montrait que la pyrale développe une résistance moins rapidement si elle se trouve dans un environnement agricole diversifié, et notamment si, autour des champs de maïs Bt, sont cultivés de la canne à sucre, du sorgho, du riz, etc. mais non Bt bien entendu. Le chercheur considère que cette diversité est plus efficace pour éviter l’acquisition de la résistance aux protéines Bt que les zones refuges. Mais pour le Brésil, qui autorise les maïs et les cannes à sucre Bt, l’acquisition de résistances de la pyrale sera donc plus rapide…

Le Brésil a autorisé dès 2008 les cultures de maïs Bt (dont ceux produisant une protéine Cry1Ab). En 2014, plus de 50 % du maïs brésilien était Bt. Or, le maïs GM Cry1Ab est moins efficace contre D. saccharalis que contre la pyrale du maïs [10]. Par conséquent, le développement potentiel de la résistance à Cry1Ab dans la pyrale de la canne à sucre peut se produire plus rapidement. Curieusement, cette espèce n’est qu’un ravageur secondaire du maïs au Brésil, ce qui entraîne des problèmes de chevauchement dans la culture du maïs et de la canne à sucre. Le changement de préférence d’hôtes de D. saccharalis observé aux États-Unis peut également se produire au Brésil, mais cela est peu probable en raison de l’abondance de la canne à sucre, principale plante hôte du perceur au Brésil. Mais si les cultures de la canne à sucre Bt se développent, ce raisonnement ne sera plus d’actualité. En conclusion, les auteurs soulignent donc que « ces découvertes suscitent des inquiétudes quant à l’utilisation future du maïs et de la canne à sucre transgéniques exprimant les toxines Cry1Ab au Brésil, car l’utilisation de ces produits à grande échelle pourrait nécessiter une tactique de gestion de la résistance pour maximiser l’utilisation durable de ces cultures transgéniques ».

L’Europe risque-t-elle d’importer ce sucre issu de canne transgénique ?

Les 400 hectares plantés cette année ne devraient pas finir sur le territoire européen… mais si les surfaces grossissent, la question se posera, d’autant que le Groupe Tereos (voir encadré), sucrier français propriétaire de la marque Beghin Say, est un acteur incontournable de la filière sucre et éthanol au Brésil et que l’UE importe d’importantes quantités de sucre du Brésil. Interrogé par Inf’OGM, l’International Sugar Organization (ISO) nous précise que l’Union européenne a importé 144 069 tonnes de sucre du Brésil en 2015 et 543 850 tonnes en 2016. Eurostat parle de 61 200 t. en 2015/16 et de 323 489 tonnes en 2016/2017. Enfin, selon Agrimer, la France a importé 13 877 tonnes de sucre en provenance du Brésil en 2015/2016 et 16 246 tonnes en 2016/2017. Le Centre d’Étude et de Documentation du Sucre (Cedus) [11] qui nous a envoyé ces données nous précise que « le Brésil dispose déjà d’un accès à droit préférentiel au marché de l’UE de plus de 700 000 tonnes ».

Tereos, troisième groupe sucrier mondial


En rachetant en 2003 Beghin Say, l’Union des sucreries et distilleries agricoles (Union SDA) est devenu Tereos. Avant même de fusionner, ces deux acteurs étaient présents au Brésil : Union SDA avait créé avec le premier sucrier brésilien de l’époque, Cosan [12], une société commune, FBA. Et Beghin Say possédait des parts importantes dans l’entreprise Guarani. Tereos a finalement racheté les 45,97 % d’actions que Guarani avait cédées à Petrobras, l’entreprise publique brésilienne de l’énergie en 2010. Tereos devient alors le seul propriétaire de huit sucreries (sept au Brésil et une au Mozambique) et de deux raffineries d’éthanol. Avec une production de 1,6 million de tonnes de sucre et une transformation de 19,8 millions de tonnes de canne à sucre, la filiale brésilienne représente déjà plus de 20 % du chiffre d’affaires de Tereos. Désormais Tereos est le 3e groupe sucrier mondial, 1er groupe sucrier français et 3e groupe sucrier brésilien.

Le groupe français Tereos (Beghin Say) est un actionnaire du CTC, via sa filiale Guarani et, d’après Les Echos, Tereos a aussi financé directement ce centre de recherche. Les liens entre ces deux structures sont aussi des liens de personnes : le Président de Tereos International SA, Alexis François Eric Duval, était auparavant membre du Conseil d’administration de Cosan SA Indústria e Comércio, un autre important actionnaire de CTC.

Enfin, interrogé par Reuters [13], Jacyr Costa, directeur de Tereos Brésil, a clairement exprimé son soutien aux modifications génétiques. Il estime que cela permettra d’augmenter la productivité agronomique et il précise que « l’adoption de la canne OGM est une décision individuelle de chaque entreprise, c’est super d’avoir cette option ». Les liens étroits entre Tereos et le CTC et les prises de position de l’actuel directeur de Tereos sont autant de raisons d’être vigilant.

Cependant, dans une note d’info en date du 17 novembre 2015 qu’Inf’OGM s’est procurée, Tereos Sucre France précise « que les produits fabriqués dans les sucreries et distilleries de Tereos Sucre France, à partir de betteraves, de cannes ou de blé, ne proviennent pas d’organismes génétiquement modifiés et qu’ils ne contiennent aucun auxiliaire technologique, ingrédient, additif ou arôme soumis à étiquetage OGM ». La législation européenne sur les auxiliaires, additifs et autres arômes n’impose pas systématiquement un étiquetage « OGM ». Ils peuvent y échapper s’ils sont « produits à l’aide d’un OGM » [14] : « à l’aide », et non « à partir de » – nuance – et sans laisser de traces dans le produit final.

Et surtout, l’importation de sucre produit à partir de canne à sucre GM devrait, en théorie, être soumise au règlement européen 1829/2003. Les aliments contenant du sucre de canne GM (ou consistant en ou produits à partir de…) seront donc soumis à l’obligation d’évaluation préalable des risques, puis en cas d’autorisation, à l’obligation d’étiquetage. Ce qui n’est toujours pas le cas au Canada (voir encadré ci-dessous).

Le Canada autorise l’importation du sucre issu de cannes transgéniques


Santé Canada a déclaré le 18 avril 2018 [15] qu’il « ne s’oppose pas à la vente comme denrée alimentaire du sucre brut et raffiné dérivé de la lignée de canne à sucre CTC175-A ». Cette autorisation a été délivrée uniquement pour un usage alimentaire. Le Canada considère que les documents fournis par le CTC démontrent « que la canne à sucre CTC175-A est tout aussi inoffensive que les variétés de canne à sucre traditionnelle utilisées dans les aliments au Canada et que sa qualité nutritionnelle est la même ».

Deux éléments ont été retenus par Santé Canada : « la modification génétique (…) n’a pas pour but d’en modifier les aspects nutritionnels par rapport aux variétés conventionnelles non génétiquement modifiées » et « l’analyse chimique [montre] que l’exposition aux protéines nouvelles dans le produit alimentaire fini (le sucre raffiné) serait négligeable ». Santé Canada précise que cette lignée transgénique avait une teneur légèrement inférieure en fibres brutes par rapport aux valeurs de l’OCDE, mais que ce « n’est pas significatif sur le plan nutritionnel ».

[1Cry1Ab

[3Le dossier avait été déposé en décembre 2015… un traitement par la CTNBio tout à véloce…

[4Mano, A., « Brazil approves world’s first commercial GM sugarcane : developer CTC », Reuters, 8 juin 2017, https://www.reuters.com/article/us-brazil-sugar-gmo/brazil-approves-worlds-first-commercial-gm-sugarcane-developer-ctc-idUSKBN18Z2Q6

[5Luisa Massarani, « Brazil approves planting of GM sugarcane », SciDev.net, 21 juin 2017.

[6Kang, J., « Modeling Evolution of Resistance of Sugarcane Borer (Lepidoptera : Crambidae) to Transgenic Bt Corn », Environmental Entomology, Aug 2014 : Vol. 43, Issue 4, pg(s) 1084- 1104.

[7Trumper EV, « Resistencia de insectos a cultivos transgénicos con propiedades insecticidas. Teoría, estado del arte y desafíos para la República Argentina ». Agriscientia 31:109–126 (2014)

[8Grimi, D. A., Parody, B., Ramos, M. L., Machado, M., Ocampo, F., Willse, A., Martinelli, S. and Head, G. (2018), Field-evolved resistance to Bt maize in sugarcane borer (Diatraea saccharalis) in Argentina. Pest. Manag. Sci, 74 : 905–913.

[9Jungkoo Kang, « Modeling Evolution of Resistance of Sugarcane Borer (Lepidoptera : Crambidae) to Transgenic Bt Corn », Environmental Entomology 43(4), juin 2014.

[12Cette entreprise est à 50% la propriété du pétrolier Shell en 2010.

[13Reuters, 2017, Op. cit.

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