Objet d’un important lobbying [1] et de promesses de gains considérables de temps et donc d’argent [2], la nouvelle technique de modification génétique Crispr/Cas9 fait aussi parler d’elle en matière de brevets.
Le contentieux de la propriété industrielle sur Crispr/Cas9 tourne autour de la question de savoir qui, du Broad Institute ou des universités de Californie et de Vienne, a inventé Crispr [3]. Ce contentieux s’est encore amplifié le 18 janvier dernier avec la décision de la division d’opposition de l’Office européen des brevets (OEB) de révoquer le brevet qu’il avait accordé au Broad Institute en 2015.
Quels brevets, détenus par qui ?
Le Broad Institute détient deux brevets de base sur la technologie Crispr/Cas9 : un brevet américain et un brevet européen (celui qui a fait l’objet de la décision de la division d’opposition). Les brevets couvrent l’utilisation de Crispr/Cas9 dans les cellules eucaryotes (cellules animales, végétales et humaines) [4].
Quant aux universités de Californie et de Vienne, elles détiennent ensemble un brevet de base européen sur la technologie Crispr/Cas9. Une demande de brevet de base américain, déposée en mars 2013, est toujours en cours d’examen. Le brevet européen et la demande de brevet américain des universités de Californie et de Vienne semblent a priori plus larges que les brevets américain et européen du Broad Institute car ils ne limitent pas l’application de Crispr/Cas9 à un type de cellules particulier. Mais il y a en réalité une sorte de dépendance mutuelle pour certaines applications, en particulier celles portant sur les cellules eucaryotes.
Le brevet européen du Broad Institute s’intitule « Fabrication de systèmes, procédés et compositions de guide optimisées (sic) pour la manipulation de séquences » [5]. Plus précisément, l’invention concerne une méthode pour modifier l’expression d’un gène en introduisant un système Crispr/Cas9 dans des cellules eucaryotes (cellules des végétaux, humains, animaux).
La référence aux cellules eucaryotes est importante à noter. Car en effet, le Broad Institute justifie la nouveauté de son invention par le fait qu’avant elle, on ne savait pas que le système Crispr pouvait aussi fonctionner sur ce type de cellules. Son « invention » consiste à utiliser dans les cellules eucaryotes un mécanisme génétique naturellement utilisé par le monde microbien. Le Broad Institute explique par ailleurs que le fait de pouvoir cibler des cellules végétales et animales constituerait une activité inventive.
Mais aussitôt le brevet délivré, le respect des conditions de brevetabilité a été questionné dans le cadre d’une procédure d’opposition (voir encadré ci-dessous) engagée par neuf opposants. Parmi ces derniers, Crispr Therapeutics, l’entreprise co-fondée par Emmanuelle Charpentier de l’université de Vienne [6].
Des critères de brevetabilité non respectés
Qu’est-il reproché au brevet européen du Broad Institute ? À peu près tous les motifs pouvant fonder une opposition à un brevet : le défaut de nouveauté, l’absence d’activité inventive et l’absence de description suffisamment claire et complète pour qu’elle puisse être reproduite par « l’homme du métier ».
Mais il est intéressant de regarder plus en détail les arguments invoqués par Crispr Therapeutics car ils illustrent la bataille juridique que se livrent le Broad Institute et les universités de Vienne et Californie de part et d’autre de l’Atlantique [7]. En effet, pour démontrer que le brevet du Broad Institute ne respecte pas la condition de la nouveauté, Crispr Therapeutics invoque notamment la demande de brevet des universités de Californie et de Vienne sur Crispr/Cas9, demande déposée en mars 2013 et toujours en cours d’examen aux États-Unis [8]. L’entreprise argue plus spécifiquement que le fait de cibler des cellules eucaryotes ne constitue pas une nouveauté car dans les descriptions de la demande de brevet des universités de Californie et de Vienne, il est précisé que la méthode peut cibler la cellule de tout organisme – et aussi une cellule eucaryote [9]. Le ciblage de cellules eucaryotes ferait donc déjà partie des connaissances divulguées et accessibles au public quand le Broad déposait sa demande de brevet européen en décembre 2013 – divulgation qui fait obstacle à la nouveauté selon Crispr Therapeutics.
Dans sa décision (non publique) du 18 janvier dernier, la division d’opposition a donc donné raison aux opposants. Elle a notamment estimé que les conditions de nouveauté et d’activité inventive n’étaient pas remplies et que le brevet du Broad Institute sur Crispr/Cas9 ne pouvait donc pas être maintenu [10].
Mais le contentieux sur la propriété industrielle sur Crispr ne s’arrêtera pas là. Car la décision de la division d’opposition n’est pas définitive, le Broad Institute ayant décidé de faire appel [11]. Quant au brevet européen délivré en 2017 aux universités de Californie et de Vienne, il fait également l’objet d’une procédure d’opposition...
Hors d’Europe, la messe n’est pas dite non plus. Aux États-Unis, le contentieux de la propriété industrielle sur Crispr/Cas9 se pose actuellement dans le cadre d’une procédure dite d’interférence. La procédure, qui vise à déterminer qui est le « premier inventeur » quand deux mêmes inventions font l’objet d’une demande de brevet par deux inventeurs différents, a été enclenchée à la demande de l’université de Californie. Elle a conduit, en février 2017, à la décision du Patent Office (Office étasunien des brevets) selon laquelle il n’y a pas d’interférence entre les deux brevets [12]. Mais la décision n’est pas définitive, l’université de Californie ayant décidé de faire appel. Et même si elle obtenait gain de cause en appel, sa demande de brevet pourrait être tout de même rejetée à cause d’un brevet américain sur Crispr détenu par l’université de Vilnius (Lituanie), dont la demande a été déposée avant celle de l’université de Californie...
Et pendant ce temps-là, les entreprises s’organisent…
Tandis que les universités se disputent sur la propriété industrielle, les entreprises s’organisent pour bénéficier de l’accès à la technologie Crispr/Cas9, notamment dans le domaine agricole. Parce qu’attendre que la procédure permettant de déterminer qui est le premier inventeur prendra trop de temps, DowDuPont Pioneer a pris les devants en proposant au Broad Institute un accord créant une licence commune (voir ci-dessous) pour l’utilisation de Crispr/Cas9 dans l’agriculture.
En vertu de cet accord, le Broad et DowDupont Pioneer fournissent conjointement des licences non exclusives aux brevets de base sur Crispr/Cas9. En contrepartie du paiement d’une redevance (les organisations à but non lucratif et la recherche académique ne doivent pas la payer) [13], la licence donne ainsi un accès non exclusif aux brevets du Broad Institute (co-détenus avec ses collaborateurs comme l’université de Harvard et le Massachusetts Institute of Technology) et aux brevets de base de Pioneer sur Crispr/Cas9. Mais la licence donne aussi un accès non exclusif aux droits découlant des contrats de licence que Pioneer a conclu avec d’autres entités, à savoir l’université de Vilnius et deux entreprises liées aux universités de Vienne (ERS Genomics, co-fondée par Emmanuelle Charpentier) et de Californie (Caribou Biosciences, fondée par Jennifer Doudna)…
La procédure d’opposition, une originalité de l’OEB intéressante pour les tiers
L’intérêt de la décision du 18 janvier n’est pas seulement le fait qu’elle vient s’ajouter au contentieux de la propriété industrielle sur Crispr/Cas9. Elle met aussi en lumière une procédure propre à l’Office européen des brevets : la procédure d’opposition.
Classiquement, en droit des brevets, une invention peut être brevetée si elle est nouvelle, si elle implique une activité inventive et si elle est susceptible d’application industrielle [14]. Au sein de l’Office européen des brevets, c’est la division d’examen qui est chargée d’examiner la demande de brevet au fond. À ce stade, les tiers qui contestent la demande de brevet peuvent présenter des observations. Celles-ci sont prises en compte lors de la procédure d’examen de la demande de brevet. Mais si le brevet est délivré malgré tout, la dernière chance pour les tiers d’obtenir sa révocation devant l’Office européen des brevets est de recourir à la procédure d’opposition. Cette procédure permet à toute personne, dans un délai précis, de s’opposer à un brevet délivré par l’Office en invoquant le non respect des conditions de brevetabilité [15]. Pour s’opposer à un brevet, il faut toutefois s’acquitter du paiement d’une taxe, qui s’élève à 785 euros [16]. La procédure d’opposition concerne environ 4,5 % des brevets publiés [17].