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Mutagénèse : l’avocat général organise-t-il l’amnésie ?

Par Charlotte KRINKE, Eric MEUNIER

Publié le 09/02/2018

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Le 18 janvier 2018, une étape a été franchie à la Cour de Justice de l’Union européenne : l’avocat général a rendu ses conclusions dans l’affaire du statut OGM ou non des produits issus des nouvelles techniques de modification génétique et plus précisément de la mutagénèse [1]. La décision de la Cour est attendue dans les semaines qui viennent. Dans un premier article, Inf’OGM a rendu compte du contexte de cet avis, et en a donné les grandes lignes. En voici maintenant les détails, où il apparaît que l’avocat général ne s’embarrasse guère des intentions passées du législateur européen. Explications.

Dans les grandes lignes, l’approche préconisée par l’avocat général est simple : tout produit issu de techniques appartenant à une famille appelée « mutagenèse » est un OGM mais pouvant être exempté des obligations de la réglementation OGM. Pourquoi ? Car telle aurait été la volonté du législateur européen lorsqu’il a adopté la directive en 2001, selon l’avocat général. À une exception près néanmoins (déjà prévue dans la directive) : si le produit génétiquement modifié est obtenu par une technique de mutagénèse utilisant une molécule d’ADN recombinant, il est soumis aux obligations de la directive ! Une approche qui impose à l’avocat général des choix d’arguments qui parfois, sinon souvent, interpellent…

Cachez ce lien que l’on ne saurait voir…

Premier exemple, le refus de l’avocat général à considérer qu’il existe un lien entre l’exemption de la mutagénèse et le considérant 17 de la directive 2001/18. Ce dernier énonce que la « directive ne devrait pas s’appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ».

Parmi les 63 considérants que compte la directive (énoncés en préambule), le considérant 17 est le seul à ouvrir la porte à une exemption. Il est aussi au cœur de l’argumentation des organisations requérantes selon laquelle « la mutagenèse » visée par l’exemption ne peut être que celle qui était déjà utilisée en 2001 et dont la « sécurité [était] avérée depuis longtemps ». Selon elles, les techniques post-2001 induisant des mutations et qui font appel à plusieurs étapes connexes qui induisent également des modifications devant être réglementées ne seraient donc pas exclues de la directive. Les organisations requérantes arrivent donc à la conclusion que les organismes issus de techniques de mutagénèse apparues après l’adoption de la directive 2001/18, et notamment des « organismes issus des nouvelles techniques de mutagénèse dirigée mettant en œuvre des procédés de génie génétique », ne doivent pas pouvoir bénéficier de l’exemption.

Pourquoi le législateur avait exclu la mutagénèse ?


La directive 2001/18 aménage une exemption en faveur des organismes issus de mutagénèse, appelée exemption de mutagénèse [2]. Celle-ci a pour effet de faire échapper certains organismes issus de mutagénèse aux obligations prévues par la directive. Mais, si la directive entoure l’exemption de mutagénèse de conditions, elle ne donne aucune définition de la mutagénèse et utilise ce terme de manière générale. D’où la question sur la table de la Cour de justice : les organismes issus des techniques de « mutagenèse » apparues après l’adoption de la directive peuvent-elles bénéficier de l’exemption ?

Mais l’avocat général nie tout lien entre ce considérant 17 et l’exemption de mutagénèse. Malheureusement, il ne fournit aucune explication quant à la raison d’être, selon lui, de ce considérant. Il n’en fournit pas non plus sur les raisons qu’aurait eues le législateur à vouloir exempter les organismes issus de mutagenèse des obligations de la directive.

Et paradoxalement, l’avocat général utilise certains arguments pour nier l’existence d’un lien entre le considérant 17 et l’exemption de mutagénèse qui pourraient tout aussi bien être utilisés pour l’admettre. Ainsi, se référant à l’histoire législative, l’avocat général note que le considérant aurait été rédigé avant même que l’exemption de mutagénèse ne soit envisagée [3], preuve selon lui de l’absence de lien entre les deux. Une conclusion étonnante car il parait logique que le législateur énonce le cadre général (le considérant) puis le cas particulier (l’exemption) qui en découle !

Le législateur aurait tout prévu !

L’avocat général affirme que les développements technologiques postérieurs à 2001 ont été pris en compte par le législateur quand il a adopté la directive 2001/18 [4]. Cette dernière, qui abroge et remplace la directive 90/220, conditionne l’exemption à l’absence d’utilisation de molécules d’acide nucléique recombinant. Pour l’avocat général, l’ajout de cette condition doit être vu comme une volonté de restreindre l’exemption, et donc comme la volonté du législateur d’exempter tous les organismes issus de mutagénèse passée, présente et à venir, sauf quand elle implique l’utilisation de molécules d’ADN recombinant. Mais, à nouveau, il omet de dire que cette condition était déjà présente dans la directive 90/220 (bien que plus restreinte, cela montre qu’elle était néanmoins déjà connue), même si elle permettait alors de déterminer si une technique devait être considérée comme étant ou non une technique de modification génétique, et non d’exempter des obligations de la directive les organismes issus de certaines techniques de modification génétique [5]. L’ajout de cette condition en 2001 pourrait donc tout aussi bien être vu comme la volonté du législateur d’adapter le droit à l’évolution des techniques sûres d’utilisation. Mais cela reviendrait à admettre un lien entre l’exemption de mutagénèse et le considérant 17, ce que l’avocat général refuse de faire.

Enfin et surtout, l’avocat général explique, dans son historique des discussions législatives, que la nécessité d’une exemption apparaît dans un avis du Comité économique et social européen [6] de janvier 1989 (donc avant l’adoption de la directive 90/220), sans donner plus de détails. Et pour cause, ce document établit clairement qu’en 1989, pour ce Comité, une exemption est nécessaire car la mutagénèse appartient à cette famille de techniques déjà utilisées et sans risque ! [7].

Mais étonnamment, il refuse de reconnaître tout lien entre le considérant 17 et l’exemption de mutagénèse. Or si on suit l’avocat général, l’exemption n’est là que parce que le législateur l’a voulue, sans raison précise. Et le considérant 17 serait un simple constat : rédigé uniquement pour faire joli ? Car, comme il n’y a pas d’exemption autre que celle de l’annexe IB, le considérant ne serait pas décliné dans la directive s’il ne s’appliquait pas à cette annexe.

Si l’avocat général n’établit pas de lien entre le considérant 17 et l’exemption de mutagénèse, c’est possiblement car cela lui permet de ne pas avoir à faire de distinction entre les différentes techniques de mutagénèse suivant un critère de sécurité, historique ou de possibilité de choix pour les citoyens. Ce critère conduirait en effet à distinguer d’un côté les techniques connues et utilisées lors de l’adoption de la directive en 2001 et de l’autre celles apparues après. Les organismes issus des secondes ne pourraient pas bénéficier de l’exemption tant que leur sécurité n’est pas avérée. Or pour faire cette distinction, il faut d’abord répondre à une série de questions complexes, telles que la définition et l’identification des techniques qui étaient sûres et qui étaient déjà utilisées de manière habituelle en 2001. Une liste de questions que l’avocat général agite tel un épouvantail pour dissuader la Cour de s’engager sur cette voie [8].

Ne parlez pas du Protocole de Cartagena !

L’avocat général néglige de prendre en compte un indice quant aux intentions du législateur en 2001 : le droit international, et notamment le Protocole de Cartagena. Car l’Union européenne a participé à la rédaction et a signé en 2000 ce traité international qui s’intéresse aux Organismes Vivants Modifiés (OVM) et à leurs mouvements transfrontières. Mais, étonnamment, l’avocat général n’aborde à aucun moment cette question (si ce n’est une citation dans une note de bas de page du règlement européen 1946/2003 mettant en œuvre le Protocole de Cartagena en droit de l’Union européenne). Or, ce traité, qui lie l’Union européenne et ses États membres, définit les OGM et impose aux États parties de les identifier lorsqu’ils les exportent vers un autre État partie, afin que l’État importateur puisse accepter leur importation en connaissance de cause. Dans le Protocole, sont considérés comme étant des organismes vivants modifiés les organismes issus de la « biotechnologie moderne », définie comme « l’application de techniques in vitro aux acides nucléiques […] qui surmontent les barrières naturelles de la physiologie de la reproduction ou de la recombinaison et qui ne sont pas des techniques utilisées pour la reproduction et la sélection de type classique », sans autre exemption ! Une définition à laquelle répondent bien-sûr toutes techniques de modification génétique mises en œuvre en surmontant « les barrières naturelles de la physiologie de la reproduction » et dans laquelle l’avocat général aurait pu voir une indication quant à l’intention du législateur en 2000…

S’il est vrai que le Conseil d’État n’a pas posé à la Cour de justice la question de la compatibilité entre l’exemption de mutagénèse et le Protocole, l’interprétation de la directive 2001/18 en fonction du seul droit de l’Union européenne traduit encore une fois une vision sélective de l’avocat général. Le Protocole a en effet été signé par l’Union européenne en 2000, soit un an avant l’adoption de la directive 2001/18. Cette signature traduit une intention de la part de l’Union européenne clairement indiquée au considérant 13 de la directive 2001/18 et que l’avocat général aurait du prendre en compte pour interpréter ses divers articles et annexes.

D’autant que l’avocat général préconise de considérer la mutagénèse comme une grande famille dont tous les produits anciens ou nouveaux ou futurs sont des OGM exemptés des obligations de la directive (sauf s’il y a une utilisation de molécules d’ADN recombinant). Pour ces OGM exemptés, il n’y a alors aucun moyen de savoir s’ils « peuvent avoir des effets défavorables sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique, en tenant compte également des risques pour la santé humaine » et donc s’ils doivent relever du règlement européen transposant le Protocole de Cartagena…

Depuis 2001, le législateur européen aurait voulu laisser la main aux États-membres

L’avocat général, ignorant volontairement le Protocole, affirme donc qu’ « une catégorie générale appelée « mutagénèse » devrait logiquement inclure toutes les techniques qui, au moment pertinent pour l’affaire en question, sont comprises comme relevant de cette catégorie, en incluant également toute nouvelle technique » [9]. Une catégorie de techniques anciennes, présentes et futures qui donnent donc des OGM mais non soumis aux obligations de la directive, sauf si ces techniques utilisent des molécules d’ADN recombinant.

Cette condition de l’utilisation de molécules d’ADN recombinant ajoutée en 2001 restreint certes la portée de l’exemption de mutagénèse. Mais, à défaut de faire un lien entre l’exemption et le considérant 17, elle exemptera toutes les techniques existantes et surtout celles à venir qui n’utiliseront pas l’ADN recombinant. Autrement dit, elle aurait pour effet d’exempter des obligations de la directive les OGM issus de techniques à venir dont on ne connaît pas la « sureté ». Ce qui irait pourtant à l’encontre du principe de précaution qui doit guider la mise en œuvre de la directive 2001/18 (considérant 8 et article 1er). Mais pour l’avocat général, ce n’est pas un problème car l’Union européenne a mis cette question entre les mains des États membres.

L’avocat général considère en effet que les États membres peuvent réglementer les OGM issus de toute mutagenèse (rappelons tout de même ici que les états, ni personne, n’a l’information sur le procédé pour obtenir une variété…). L’exemption signifie selon lui que le législateur n’a tout simplement pas souhaité régir cette matière. Il explique que si l’exemption avait signifié que le législateur avait considéré que toutes les techniques de mutagénèse étaient sûres, les États membres n’auraient pas pu légiférer.

Cette interprétation évite de mettre l’Union européenne en première ligne et privilégie les solutions nationales : adopter des décisions au niveau de l’Union risquerait en effet de poser des difficultés sur un sujet qui divise les États…

Quitte à créer d’autres problèmes que l’avocat général n’aborde pas, comme le fait que la multiplication des règlementations nationales sanitaires et environnementales pourrait entraver la libre circulation des marchandises et conduire in fine l’Union européenne à intervenir pour harmoniser les législations, en adoptant un règlement ou une directive. L’harmonisation des législations était du reste le but de la directive 2001/18…

[2Article 3.1 et l’annexe I B de la directive.

[3Point 94 des conclusions.

[4Points 80 et 81.

[5L’annexe IA deuxième partie de la directive 90/220 contenait une liste de techniques considérées comme n’entraînant pas de modification génétique « à condition qu’elles n’impliquent pas l’emploi de molécules d’ADN recombinées ».

[6Le Comité économique et social européen est un organe consultatif des organisations représentatives des catégories socioprofessionnelles (employeurs, travailleurs, représentants des secteurs agricole, commercial…) qui adresse ses avis au Conseil, à la Commission européenne et au Parlement européen.

[7Dans son avis sur la proposition de directive relative à la dissémination d’OGM dans l’environnement (qui allait devenir la directive 90/220), le Comité économique et social affirme que « Les modifications génétiques jouent un grand rôle dans la recherche classique sur les sélections d’espèces et ont été testées depuis des décennies, voire des siècles. Les organismes modifiés selon cette méthode doivent être clairement exclus de la directive ». Il propose ensuite une définition d’un OGM qui exclut les organismes issus de mutagenèse ou « de tout autre processus effectué dans des conditions physiologiques normales et sans qu’il soit fait appel aux techniques de l’ADN recombinant ou à des micro-organismes génétiquement modifiés » Voir Comité économique et social, 89/C 23/15, JO 1989, C 23/45, point 2.2.2.] L’avocat général relève d’ailleurs lui-même que « d’après les informations disponibles, le Conseil n’a introduit l’exemption de la mutagénèse que dans la version finale de cette directive, probablement à la demande du Comité économique et social ». Note de bas de page 29 des conclusions

[8Point 105.

[9Point 101.

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