n°148 - janvier / février 2018

Appropriation du vivant : diverses stratégies de lutte

Par Elise Demeulenaere, anthropologue au CNRS

Publié le 20/12/2017

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La montée en force des droits de propriété industrielle (DPI) touchant les plantes cultivées ne s’est pas faite sans résistance et contestations. Depuis plusieurs décennies, la société civile dénonce l’appropriation du vivant par les multinationales, afin de défendre les droits des paysans et jardiniers à ressemer leur récolte. Tour d’horizon mondial.

Les campagnes pour lutter contre l’appropriation du vivant émanent tant d’organisations agricoles que de la société civile organisée. Elles sont d’échelle locale, nationale ou internationale, parfois au sein de coalitions transnationales. On peut citer l’ONG Navdanya, créée par la militante indienne Vandana Shiva ; la coalition européenne Let’s Liberate Diversity qui rassemble des organisations nationales d’agriculteurs ou de jardiniers amateurs tels que le Réseau Semences Paysannes (France), Red de Semillas (Espagne), Rete Semi rurali (Italie), Arche Noah (Autriche), Pro Specie Rara (Suisse)… ; l’association Kokopelli engagée dans la « libération des semences et de l’humus » – médiatisée en France pour ses procès à rebondissement contre des professionnels semenciers ; sans compter les nombreuses initiatives latino-américaines (Red de Semillas de Libertad), ou celles en Afrique de l’Ouest accompagnées par des ONG de solidarité internationale comme BEDE… Parmi les campagnes internationales, citons No patent on seeds ; la campagne internationale Seed freedom lancée à l’initiative de Vandana Shiva ; ou les actions coordonnées par le groupe « Semences et biodiversité » de La Via Campesina.

En filigrane de ces luttes semencières se trouvent souvent entremêlés deux grands enjeux. Le premier est un enjeu de justice distributive. L’extension des droits de propriété industrielle sur les plantes apparaît comme injuste parce qu’elle ponctionne les agriculteurs, qui ont pourtant contribué par le passé, et contribuent encore, au maintien et au renouvellement de l’agrobiodiversité.

Le second enjeu concerne le droit des paysans à développer l’agriculture de leur choix, et en particulier, à choisir les variétés et le mode de gestion des semences qui leur conviennent. Or, cette « démocratie semencière » est menacée par les DPI qui interdisent à l’agriculteur de ressemer sa récolte (cas des brevets, cas de la version UPOV 91 telle qu’elle est appliquée dans de nombreux pays).

L’arrivée de brevets sur les gènes natifs est particulièrement préoccupante car les agriculteurs ne savent plus si les semences qu’ils reproduisent sont couvertes par un brevet ou non ; cette insécurité juridique peut les conduire à préférer acheter des semences certifiées.

Brevets, catalogue… : la privatisation est en cours

Cette démocratie est également menacée par des réglementations semencières nationales qui n’ont pas directement à voir avec la propriété intellectuelle. Par exemple, les réglementations de certains pays, comme en France, n’autorisent que la vente de semences de variétés inscrites au Catalogue officiel. Ce pourrait être aussi le cas des pays latino-américains signataires de traités de libre-échange avec les États-Unis.

Si ces mouvements s’accordent pour dénoncer l’appropriation des semences par les multinationales, ils ne convergent pas complètement dans leurs revendications et leurs stratégies. La campagne No Patent on Seeds concentre sa lutte contre les brevets dans le domaine des semences, s’attaquant ainsi non pas aux droits de propriété industrielle en général, mais à leur forme jugée la plus restrictive : les brevets. La campagne Seed Freedom, elle, dénonce non seulement les brevets, mais plus généralement toute « loi qui [ferait] illégitimement d’une graine la propriété d’une société ». Le manifeste de Vandana Shiva évoque également la « biopiraterie », terme forgé par une coalition d’ONG emmenées par ETC Group en 1995 (dans le sillage de la Convention sur la diversité biologique) pour désigner « l’appropriation – en général par des droits de propriété intellectuelle – de ressources génétiques, de connaissances et de cultures traditionnelles appartenant à des Peuples ou des communautés paysannes qui ont développé et amélioré ces ressources ». On comprend que la lutte de Vandana Shiva vise toute disposition (qu’elle relève des DPI ou non) qui aurait pour effet de déposséder des communautés paysannes de leur souveraineté sur les semences qu’elles cultivent.

Semences paysannes : un « commun » utile à la société

De nombreuses associations (comme Kokopelli) plaident, elles, pour la libre circulation des semences, ce qui implique la suppression des droits de propriété industrielle mais aussi la levée des réglementations qui régulent le marché des semences.

Une autre stratégie émane de milieux académiques ou intellectuels inspirés par l’expérience du logiciel libre et de la licence Open Source. Son principe consiste à retourner l’arme contre l’ennemi – en d’autres termes, à utiliser un DPI pour lutter contre les DPI abusifs : tout utilisateur d’une semence Open Source s’engage à ce que la descendance de la semence reste Open Source [1].

Depuis plus de 10 ans, le Réseau Semences Paysannes s’est attaché à créer ou revitaliser des réseaux engagés dans la gestion collective des semences à la ferme, et, dans le même temps, à revendiquer la légalité de ces pratiques. Le Réseau a obtenu des autorités publiques une certaine reconnaissance pour sa contribution à la conservation in situ de la biodiversité cultivée. Depuis la loi sur la Biodiversité de juillet 2016, les agriculteurs sont autorisés à échanger des semences de variétés non protégées, et non inscrites au Catalogue officiel, dans le cadre de l’entraide agricole. La stratégie ici n’est plus seulement de dénoncer les DPI sur le vivant, mais de stimuler et rendre visibles les collectifs paysans cultivant des semences libres de droits. De nos jours, les semences paysannes apparaissent comme un bien créé et entretenu par ces collectifs. Elles sont perçues par un nombre croissant d’acteurs comme rendant nombre de services à la société, parmi lesquels la conservation de la biodiversité cultivée, l’enrichissement d’une diversité nutritionnelle et organoleptique, le développement de systèmes agro-alimentaires sains, résilients, écologiques, le maintien d’un tissu rural… Les valeurs que génère ce « commun » justifient que le législateur ménage les conditions de coexistence de ces nouveaux réseaux semenciers paysans, avec des systèmes semenciers formels régulés par les DPI.

Dans le Traité de la FAO sur les semences (signé en 2005) figure un article qui reconnaît le droit des agriculteurs à réutiliser, échanger et vendre les semences produites sur leur ferme (article 9). Cet article n’est pas contraignant et peu d’États l’ont traduit dans leur droit national. Doit-on en conclure qu’il est sans effet ? En septembre 2017, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a inscrit sur son agenda la préparation d’une résolution (annoncée pour 2018) concernant les droits des paysans. Celle-ci inclurait un droit à la semence. Ce projet de résolution offre un nouvel appui argumentatif pour les mouvements qui défendent les communautés paysannes et leurs droits à la souveraineté semencière.

Inde, Malaisie, Thaïlande, des systèmes sui generis

Les États membres de l’OMC doivent protéger les variétés végétales par des brevets, par un « système sui generis efficace », ou par une combinaison des deux. En Europe, le certificat d’obtention végétale (COV) de l’Union pour la protection des obtentions végétales (Upov) a été considéré comme le meilleur système sui generis. Mais pour les pays en voie de développement, le COV est trop en faveur des intérêts commerciaux des sélectionneurs industriels des pays du Nord et favorise l’uniformisation génétique de l’agriculture. Certains, comme l’Inde, la Malaisie et la Thaïlande, ont donc mis en place d’autres formes de protection. La loi malaisienne sur la protection des obtentions végétales s’éloigne le plus de l’Upov : les critères d’homogénéité et de stabilité ne sont pas requis pour protéger une variété. D’autres types de variétés peuvent alors être protégées, notamment les variétés « traditionnelles », définies comme des « variétés de culture conservées par les agriculteurs auxquelles ils ajoutent de la valeur par la sélection et l’identification de leurs propriétés utiles ».

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