n°148 - janvier / février 2018

La propriété industrielle contre les paysans

Par Charlotte KRINKE

Publié le 05/03/2018

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Les droits de propriété industrielle (DPI) sont censés concilier les intérêts privés et l’intérêt général. Les évolutions récentes tendent à protéger les inventeurs privés au détriment du bien collectif. L’industrie s’en frotte les mains, mais les agriculteurs ont tout à y perdre…

Les droits de propriété industrielle (DPI) sont censés concilier les intérêts privés et l’intérêt général. Les évolutions récentes tendent à protéger les inventeurs privés au détriment du bien collectif. L’industrie s’en frotte les mains, mais les agriculteurs ont tout à y perdre…

Les droits de propriété industrielle tels le brevet et le certificat d’obtention végétale (COV) [1] sont des garanties de monopole limitées dans le temps (à l’expiration du monopole, les inventions tombent dans le domaine public pour profiter à tous) ; et dans l’espace (ils ne valent que sur le territoire sur lequel ils ont été accordés). Ils sont une exception au principe de la liberté d’entreprendre : ils permettent d’exclure les tiers de l’usage du bien et/ou du procédé protégé (objets du brevet ou du COV). Cette exception est traditionnellement justifiée par la nécessité de protéger l’innovation, dans la mesure où, en l’absence de droit de propriété, un tiers pourrait imiter et mettre sur le marché une innovation à des coûts de recherche et développement bien inférieurs à ceux qu’a supportés l’inventeur initial. Cela aurait pour effet de décourager l’innovation et serait néfaste pour le bien social.

On peut s’opposer à l’appropriabilité du vivant pour des raisons morales. Mais dans tous les cas, l’exception ne reste justifiée que si sa mise en œuvre ne se fait pas au détriment de la collectivité. Or, les réformes successives des régimes du brevet et du COV ont souvent eu pour unique préoccupation de garantir un retour sur investissement des entreprises – sans viser le bien de la collectivité dans son ensemble ni celui des agriculteurs. Les réformes qui se dessinent actuellement en droit des brevets comme des obtentions végétales, dans le contexte de l’essor des nouvelles techniques de modification génétique, en sont une nouvelle illustration.

Brevet : des obtenteurs trop protégés ?

Les outils de séquençage génétique qui se sont perfectionnés depuis les années 2 000 permettent aujourd’hui de séquencer l’intégralité des génomes de plantes et d’identifier rapidement et à faible coût les séquences génétiques responsables d’un caractère donné. Lorsque le caractère de ces séquences génétiques (résistance à un pathogène…) est décrit, il devient un « trait » ou une « information génétique » qui peut être breveté.

Afin de protéger le détenteur d’un tel brevet contre d’éventuelles contrefaçons et de lui garantir un revenu sur toute utilisation de son bien breveté, les droits conférés par ce brevet ne s’arrêtent pas à la seule information génétique brevetée. Ils s’étendent à toute matière (plantes, produits transformés…) dans laquelle l’information génétique est contenue et dans laquelle elle exprime la fonction indiquée dans le brevet. Par exemple, toute plante qui contiendrait cette information génétique, soit naturellement, soit suite à des croisements et/ou un travail de sélection, pourrait être couverte par les droits exclusifs conférés par ce brevet [2].

Mais les brevets sur les informations génétiques et le périmètre extensif de la protection qu’ils confèrent se retournent aujourd’hui contre les sélectionneurs qui utilisent traditionnellement le COV : il leur devient difficile d’effectuer leur travail car, peu à peu, les plantes ou semences avec lesquelles ils travaillent contiennent des informations génétiques déjà brevetées. Ils ne peuvent plus les utiliser pour créer des nouvelles variétés sauf à négocier avec le titulaire du brevet et payer des droits de licence.

Brevet : une exception pour le sélectionneur ?

Pour corriger ce déséquilibre et éviter le risque de blocage dans l’innovation, quoi de mieux que de réformer le régime du droit des brevets ? Les sélectionneurs souhaitent introduire dans le droit des brevets l’exception du sélectionneur, comme celle qui existe pour le COV, afin qu’ils puissent utiliser librement les variétés des concurrents pour en sélectionner de nouvelles et n’aient à payer des droits de licence qu’en cas de commercialisation d’une nouvelle variété contenant l’information génétique brevetée [3]. Une telle proposition arrangerait les sélectionneurs, mais les intérêts des agriculteurs ne sont, eux, pas pris en compte. Car ils n’auront pas accès à cette exception : s’ils sélectionnent, c’est dans leurs champs où les mêmes DPI leur interdisent ou les obligent à payer des droits pour réutiliser les semences issues de variétés protégées. De plus, l’existence d’une exception du sélectionneur en droit des brevets permettra aux sélectionneurs d’échapper à l’obligation de partager avec les agriculteurs les avantages économiques qu’ils tirent des semences qu’ils ont utilisées pour créer une nouvelle plante ou variété – semences pourtant sélectionnées et conservées par les agriculteurs.

Une réforme du droit des brevets pour protéger les intérêts des sélectionneurs pourrait donc être à l’ordre du jour ; mais pour corriger l’incertitude juridique dans laquelle se trouvent les agriculteurs du fait de la difficulté de savoir où s’arrêtent les droits exclusifs conférés par les brevets, aucune réforme n’est prévue. Cette insécurité juridique est d’autant plus forte que l’accès à l’information n’est pas aisé et que les agriculteurs pourraient être considérés comme des contrefacteurs s’ils cultivent leurs champs avec des semences d’une plante qui contient des éléments brevetés, qu’ils aient ou non agi en connaissance de cause [4].

Des brevets se cachent-ils dans ces semences ?
Des brevets se cachent-ils dans ces semences ?

COV en évolution vers le brevet ?

Le brevet comporte un inconvénient de taille pour les entreprises : il les oblige en théorie à décrire précisément l’invention. Comment dès lors cacher les modifications génétiques qui provoquent le rejet de ces OGM par les paysans et les consommateurs ? C’est tout l’avantage du COV pour les sélectionneurs que de ne pas obliger de décrire le procédé utilisé pour créer la variété. L’essor des nouvelles techniques révèle toutefois des inconvénients au COV, parmi lesquels l’exception du sélectionneur qui fait sa spécificité par rapport au brevet.

En 1961, lors de la rédaction de la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales qui crée le COV, la phase de recherche et développement pour créer une nouvelle variété durait environ quinze ans et, en 2015 en France, les entreprises de sélection y consacraient entre 10 et 15 % de leur chiffre d’affaires [5]. Or la durée pour créer une nouvelle variété s’est réduite depuis, avec la sélection assistée par marqueurs et les nouvelles techniques OGM : désormais, il suffit de moins de cinq ans pour créer une nouvelle variété. Si le sélectionneur peut ainsi plus rapidement commercialiser sa nouvelle variété, le concurrent peut aussi, du fait de l’exception du sélectionneur, utiliser la nouvelle variété mise sur le marché avant même que le monopole temporaire de commercialisation conféré par le COV n’ait permis d’en garantir le retour sur investissement : la variété du concurrent peut donc se retrouver sur le marché en même temps que la variété qui a permis de la créer et briser le monopole temporaire accordé par le COV. D’où la proposition de l’Union Française des Semenciers (UFS) et du Sénat français d’aménager les modalités d’exercice de l’exception du sélectionneur : il s’agirait d’introduire un délai de cinq ans entre la mise sur le marché d’une nouvelle variété et le droit d’exercer l’exception du sélectionneur, de manière à, d’après le Sénat, « ce que l’obtenteur puisse bénéficier d’une protection temporaire contre l’utilisation rapide par un concurrent des résultats de sa recherche » [6].

Les perspectives de réforme du droit des brevets et du COV sont destinées à sauvegarder les intérêts des titulaires des titres de propriété industrielle et à permettre la poursuite sans trop d’entraves de leurs activités. En matière de COV, cette affirmation se confirme par la réflexion en cours sur l’utilisation de techniques de marquage moléculaire pour faciliter l’identification des variétés protégées dans les champs des agriculteurs [7]. Et, tant en matière de COV que de brevet, elle se confirme aussi par l’encadrement strict de l’exception des semences de ferme, limitée en France à quelques espèces seulement et entourée d’autres conditions d’exercice strictes. Quant à la recherche du bien commun, elle semble toujours un peu plus lointaine…

[1Voir aussi Charlotte KRINKE, « Brevets, COV : quelles différences ? », Inf’OGM, 20 décembre 2017

[2En droit français des brevets, les droits exclusifs du brevet contenant ou consistant en une information génétique ne s’étendent plus, depuis 2014, aux semences et plantes quand la présence de l’information génétique brevetée est fortuite ou accidentelle.

[3En droits des brevets néerlandais, l’exception du sélectionneur prévoit déjà cela : les sélectionneurs peuvent utiliser une plante dont les caractères sont brevetés pour sélectionner une nouvelle variété, sans avoir à payer des droits de licence au détenteur du brevet. En revanche, pour l’exploitation commerciale de la nouvelle variété contenant les caractères brevetés, une licence du titulaire du brevet est requise. Le droit français des brevets prévoit aussi une exception du sélectionneur, mais elle est plus limitée que dans le cadre du COV (article L613-5-3 Code de la propriété intellectuelle).

[4Articles L613-3 et L615-1 al.3 du Code de la propriété intellectuelle. Si seuls les actes commis en connaissance de cause peuvent donner lieu à une condamnation au paiement de dommages et intérêts, les actes non commis en connaissance de cause peuvent cependant donner lieu à une interdiction de poursuivre les agissements.

[5Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, La filière semencière française : état des lieux et perspectives, 9 juillet 2015, page 16.

[6Sénat, Compte-rendu de la Commission des affaires européennes, 6 octobre 2016.

[7voir aussi , « Évolution des DPI agricoles : un regard paysan », Inf’OGM, 20 décembre 2017

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