n°148 - janvier / février 2018

Brevets interdits : Monsanto encaisse quand même

Par Frédéric PRAT

Publié le 05/03/2018

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Ni le Brésil ni l’Argentine ne permettent de brevets sur le vivant. Pourtant, ces pays y cultivent du soja, majoritairement transgénique, qui contient des transgènes brevetés de Monsanto. Du coup, comment la multinationale récupère-t-elle ses royalties ?

L’Argentine interdit de breveter toute matière vivante préexistante dans la nature (loi N°24.572 de 1995), ainsi que les produits issus des méthodes non naturelles, comme la fabrication des plantes transgéniques : ces dernières ne sont donc pas brevetables.

En 1996, le soja GM est autorisé en Argentine : une aubaine pour les producteurs argentins [1] qui pratiquaient déjà le semis direct. Sans paiement de royalties, ils disposent dorénavant aussi d’une culture qui tolère le RoundUp, idéale pour développer, de façon lucrative, les techniques culturales simplifiées (zéro labour par exemple). En quelques années, le soja GM, ressemable, envahit 67 % de la surface agricole utile du pays [2] [3], au détriment des rotations classiques et des cultures vivrières (le soja argentin est transgénique à 99 %).

Et Monsanto ? L’entreprise a d’abord laissé faire. Puis, en 2004, elle a exigé le paiement de royalties avec effet rétroactif, sur les achats de semences de soja GM [4]. Mais la loi argentine [5] (issue de l’Union pour la protection des obtentions végétales) donnait raison aux producteurs, qui peuvent continuer à semer leurs propres semences, les échanger ou les offrir. Mais contrairement aux producteurs brésiliens, ils ne peuvent pas les vendre comme semences [6].

Monsanto exporte ses procès en Europe

Ne pouvant agir en Argentine, Monsanto a décidé en 2005 de porter plainte contre les importateurs, notamment en Europe, en arguant qu’ils n’ont pas payé les royalties correspondants au soja breveté. En 2007, le tribunal de commerce de Madrid a débouté Monsanto. La raison : le soja est breveté pour une fonction (résistance à un herbicide) qui ne s’exprime plus dans la farine de soja importée [7].

Monsanto décide alors de traiter directement avec des producteurs argentins de soja, en leur proposant, en 2006, de payer des royalties pour une période de 10 ans. Et il utilise la même stratégie en 2012, lors de l’introduction de son nouveau soja RR2 Pro intacta tolérant à la fois des herbicides et produisant un insecticide Bt : l’entreprise oblige par contrat les agriculteurs à payer une redevance, géolocaliser leurs parcelles et bien sûr à ne pas ressemer ce soja l’année suivante. Et pour les récalcitrants, Monsanto s’est entendu avec les principaux exportateurs pour qu’ils facturent eux-mêmes les royalties ou, dans le cas contraire, qu’ils refusent les cargaisons.

Le Brésil, envahi de soja, résiste sur les brevets

Frontière avec l’Argentine dans sa partie méridionale, le Brésil n’a pas échappé à la colonisation du soja transgénique de Monsanto. Organisée ou juste tolérée, au tournant des années 2000, la contrebande de semences de soja GM est très active entre les deux pays, alors que la culture du soja GM est interdite au Brésil. Le gouvernement légalise alors provisoirement chaque récolte de soja, incitant la perpétuation de cette contrebande jusqu’en 2004. Puis, en mars 2005, une loi autorise définitivement les cultures transgéniques (94 % du soja est aujourd’hui GM).

Monsanto va là encore user de la stratégie des contrats, mais aussi détourner l’interdiction des brevets au Brésil par deux autres moyens : en brevetant aux États-Unis et en faisant valoir la « priorité unioniste » (droit de priorité non invalidable pendant un an après le dépôt de brevet dans un pays tiers) devant les instituts nationaux en charge de la propriété industrielle (Inpi) brésilien et argentin [8] ; et en identifiant le gène par sa protéine, donc comme substance chimique brevetable [9]

Monsanto recouvre ses royalties aux deux bouts de la chaîne du paysan : à l’achat des semences et au moment de la commercialisation du soja [10], en s’associant au besoin aux opérateurs de stockage et de commercialisation. Si le paysan a déclaré la nature transgénique du lot vendu, la taxe prélevée par Monsanto est de 2 % de la valeur du soja ; dans le cas contraire, et si le paysan est « découvert », elle est de 3 %. « De manière générale, les fermiers ne peuvent pas échapper au paiement des royalties liées au soja RR, parce que les opérateurs de stockage et de commercialisation sont associés à leur recouvrement et parce que les fermiers ne peuvent pas se passer des services de ces derniers » [11].

Mais en 2012, un juge brésilien, Giovani Conti, du tribunal de l’état de Rio Grande do Sul, saisi par des producteurs, considère que Monsanto n’a aucun brevet valide au Brésil et perçoit indûment des royalties sur les sojas transgéniques, jugement confirmé par la Cour suprême le 12 juin 2012 [12]. Le juge s’est appuyé sur la loi de 1997 sur la protection des obtentions végétales, qui stipule, dans son article 37-2 [13], que la semence autochtone est reconnue pour les organisations de l’agriculture familiale, et que les paysans peuvent la reproduire librement… « La primauté du principe d’exception des semences de ferme du droit Upov sur les droits conférés par les brevets est en train de naître au Brésil par la voie jurisprudentielle » soulignent les chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) Frédéric Thomas et Valérie Boisvert [14].

[1Il s’agit aussi souvent d’investisseurs, qui ne sont pas eux-même paysans.

[2« En Argentine, le soja OGM a pris toute la place », Angeline Montoya, 12/05/2014, La Croix.

[3Et entre 1990 et 2015, la surface ensemencée du soja (non transgénique avant 1996) a été multipliée par 4, passant de 16% de la surface agricole (5,1Mha) à 67% (20,4Mha), voir https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/13046_le-secteur-agricole-argentin

[5loi 24.376

[9Wolf, Maria Theresa. Patentes de pesquisas.

[10La Cour de Justice de l’État du Rio Grande a confirmé le droit pour Monsanto de collecter comme royalties sur ses variétés de soja Roundup Ready, 1% de leur valeur de vente, voir https://www.infogm.org/2287.

[11http://economierurale.revues.org/2881  ; DOI : 10.4000/economierurale.2881

[14Voir p.75 in Le pouvoir de la biodiversité, Néolibéralisation de la nature dans les pays émergents, Frédéric Thomas, Valérie Boisvert, IRD Quae, 2015.

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