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Cancer et glyphosate : la science peut-elle trancher ?

Par Alain Ducos

Publié le 07/12/2017

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D’après un récent article du Journal of the National Cancer Institute (JNCI), l’utilisation de glyphosate n’est pas associée de façon statistiquement significative à une augmentation du risque relatif de cancer. Par contre une augmentation du risque relatif de leucémie myéloïde aigüe a été constatée. Dans la presse, le traitement réservé à ce travail de recherche s’est avéré fort différent d’un média à l’autre. Qui a raison ?

Le 9 novembre 2017, la revue Journal of the National Cancer Institute (JNCI) publiait en ligne un article intitulé : « Glyphosate Use and Cancer Incidence in the Agricultural Health Study (AHS) » (utilisation du glyphosate et incidence de cancers chez les agriculteurs de la cohorte AHS) [1].

Les principaux résultats présentés dans cette publication sont les suivants : dans l’échantillon d’agriculteurs étudié (voir plus loin), l’utilisation de glyphosate n’est pas associée de façon statistiquement significative à une augmentation du risque relatif de cancer, quel que soit le type de cancer étudié. Une augmentation du risque relatif de leucémie myéloïde aigüe a toutefois été constatée pour les agriculteurs soumis au plus fort niveau d’exposition, mais cette augmentation n’est pas statistiquement significative.

Cet article, apparemment très attendu, a été abondamment repris et commenté dans la presse les jours qui ont suivi sa parution. Sans surprise, le traitement réservé à ce travail de recherche s’est avéré fort différent d’un média à l’autre.

Le Figaro [2] du 21 novembre 2017 par exemple s’attache à relever les « bons points » (sic) du papier : financement de l’étude par des institutions publiques ; réalisation par des scientifiques de haut niveau, reconnus par leur communauté, sans conflit d’intérêt déclaré ; forte notoriété de la revue qui publie ; la dimension de l’étude est inédite (54 251 agriculteurs suivis médicalement sur une période de 20 ans [3], parmi lesquels 9 300 n’ont jamais été exposés au glyphosate et, à ce titre, considérés comme « groupe témoin ») ; les autres facteurs de risque connus ont été pris en compte, 22 types différents de cancers ont été analysés (cancers solides et lymphomes), etc. En résumé, et pour reprendre les termes d’un épidémiologiste de l’Inserm interviewé à propos de cette publication, « un travail robuste et sérieux ». Un juge de paix en quelque sorte, fort utile pour éclairer le débat sur ce dossier chaud s’il en est…

Des limites de méthode et d’échantillonnage

L’analyse faite le même jour dans Le Monde [4] est, sans surprise, d’une teneur assez différente. Le quotidien du soir, qui a révélé il y a quelques semaines l’édifiante affaire des Monsanto papers, est beaucoup plus nuancé sur la portée de ce travail, et met en évidence plusieurs limites dont certaines sont reprises ci-dessous.

La première concerne la façon d’évaluer le niveau d’exposition chez les utilisateurs de glyphosate. Cette évaluation est en effet basée sur les déclarations faites par les agriculteurs eux-mêmes lors de leur adhésion au programme de recherche, et cinq ans après le démarrage du programme (données de suivi) [5]. À partir de ces déclarations, un score d’intensité d’exposition est calculé par un algorithme [6]. Les données de suivi n’étaient toutefois pas disponibles pour 37 % des agriculteurs considérés dans l’étude. Le niveau d’exposition pour cette partie importante de l’échantillon a donc été estimé par une méthode d’imputation statistique valorisant des données démographiques, médicales, et les caractéristiques connues des exploitations agricoles [7]. Tout cela est sans doute très bien, même si on peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à n’évaluer le niveau d’exposition qu’à deux périodes : lors du démarrage du programme et cinq ans après. Pourquoi ne pas avoir réévalué ce niveau d’exposition à 10, 15 et 20 ans ? Quoi qu’il en soit, une évaluation directe de l’exposition, par dosages (bio)chimiques [8], eût été bien plus satisfaisante encore, comme le relève bien l’article paru dans Le Monde. Cela n’a pas été fait, dommage !

Une autre limite de ce travail concerne la structure de l’échantillon étudié, comprenant très majoritairement des hommes (97,3 % globalement) blancs (97,2 % globalement).

Des agriculteurs bien protégés

Au-delà de ces limites, les résultats de l’analyse statistique réalisée suscitent une interrogation. Les auteurs de la publication ont, de façon très pertinente, ajusté les risques estimés en fonction des autres facteurs de risque connus : âge, niveau de consommation d’alcool ou de tabac, antécédents familiaux, niveau d’utilisation des cinq pesticides les plus fréquemment associés au glyphosate [9], pour s’affranchir d’une éventuelle confusion d’effets, déjà constatée dans des études antérieures. Pour les cancers hématologiques, d’autres facteurs de risque connus ont été pris en compte : exposition à des solvants, à des rayons X, à des fumées d’échappement, à d’autres pesticides [10]. Dans une étude publiée en 2016, en partie par les mêmes auteurs [11], et concernant un autre échantillon d’agriculteurs eux aussi étasuniens, l’utilisation de certains pesticides autres que le glyphosate a été montrée comme étant associée à une augmentation importante et significative du risque relatif de myélome multiple [12]. On pouvait donc s’attendre à ce que le même effet soit observé dans la « cohorte glyphosate ». Et que, par conséquent, le risque estimé pour le glyphosate ne soit pas le même selon qu’on l’ajuste, ou non, pour l’utilisation des autres pesticides. Ce n’est apparemment pas le cas dans l’étude d’Andreotti et al. (2018). Étonnant.

Au-delà des limites et de l’interrogation formulées ci-dessus, il est très important d’être clair sur la portée réelle des résultats de ce travail, sur ce qu’ils permettent de dire, mais aussi sur ce qu’ils ne permettent pas de dire. Par exemple, ces résultats permettent-ils de dire simplement que « le glyphosate n’est pas cancérigène » ? La réponse est non, évidemment non.

Ce travail montre que, dans l’échantillon de 54 251 agriculteurs de l’Iowa et de Caroline du Nord étudié, et dans cet échantillon seulement, le risque relatif de cancer n’est pas associé au niveau d’exposition au glyphosate. C’est une bonne nouvelle pour ces agriculteurs, et nous nous en réjouissons.

Une des raisons qui pourrait expliquer cette absence de risque tient au niveau d’équipement de ces agriculteurs. Quand on travaille avec de gros tracteurs climatisés à air filtré, et, éventuellement, avec des protections individuelles complémentaires, on réduit à des valeurs sans doute très basses le niveau d’exposition auquel on est soumis, quel que soit le nombre de traitements pratiqués. Dans le même ordre d’idées, je ne serais pas surpris non plus de voir un jour un article montrant que l’incidence de cancers chez les pilotes d’avions utilisés pour les épandages de glyphosate n’est pas supérieure à celle de la population générale…

Résultats intéressants mais limités

Par contre, cette étude ne dit rien sur une éventuelle augmentation (ou non) du risque de cancers liée à l’utilisation du glyphosate pour :

• Les femmes agricultrices, d’Amérique du Nord ou d’ailleurs, quasiment pas représentées dans l’échantillon étudié (voir supra) ;

• Les agriculteurs d’autres groupes ethniques, ou d’autres régions du monde dans lesquelles le glyphosate est aussi massivement utilisé, en association avec des variétés de plantes génétiquement modifiées (Amérique du Sud, Afrique, Asie) ; dans nombre de ces régions, les agriculteurs et agricultrices ne bénéficient malheureusement pas du niveau d’équipement et de protection des agriculteurs américains, et, par manque de formation, de moyens, ou pour d’autres raisons, manipulent ces produits avec beaucoup moins de précautions que les riches agriculteurs étasuniens… ;

• Les habitants non-agriculteurs des régions agricoles dans lesquelles sont faits les épandages, qui sont aussi exposés, voire plus, que les agriculteurs eux-mêmes.

Par conséquent, cette seule étude ne permet en aucun cas de contredire les conclusions de l’expertise collective conduite par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), beaucoup plus globale, et classant en 2015 le glyphosate comme « cancérogène probable ».

Enfin, cette étude s’intéresse au cancer, et uniquement au cancer. Elle ne dit donc rien sur les autres risques liés à l’utilisation du glyphosate pour la santé, pour lesquels un doute existe aujourd’hui [13] : anomalies neurologiques, perturbations endocriniennes, anomalies congénitales liées à des contaminations maternelles lors des grossesses. Et elle ne dit rien non plus, évidemment, sur les conséquences des applications massives et récurrentes de glyphosate sur la biodiversité, la santé et la qualité des sols, des eaux.

En conclusion, cette étude est intéressante et doit être considérée à sa juste valeur dans le travail global d’expertise relatif aux risques associés à l’utilisation de ce produit chimique. Mais ne lui faisons pas dire plus que ce qu’elle permet de dire. Certains commentateurs, malheureusement, ne s’en sont pas privés… mais on en comprend bien la raison…

[1« Glyphosate Use and Cancer Incidence in the Agricultural Health Study (AHS) », Andreotti et al., (2018), J Natl Cancer Inst 110(5) : djx233doi : 10.1093/jnci/djx233

[31993-2012

[4Foucart, S., « Glyphosate et cancer, l’étude qui relance le débat », Le Monde, 21 novembre 2017.

[5Les informations déclarées concernent le nombre d’années d’utilisation du glyphosate avant le démarrage du suivi, le nombre de jours d’utilisation du pesticide chaque année, lors de la dernière année, l’utilisation d’autres pesticides (49 autres produits ont été considérés dans ce travail), seuls ou en mélange, l’utilisation d’équipements de protection, les méthodes d’application utilisées, etc.

[6Cet algorithme a fait l’objet d’une publication antérieure : Coble et al (2011), « An updated algorithm for estimation of pesticide exposure intensity in the agricultural health study », Int J Environ Res Public Health, 8(12):4608–4622.

[7La méthode d’imputation a également été publiée : Heltshe et al (2012), « Using multiple imputation to assign pesticide use for non-responders in the follow-up questionnaire in the Agricultural Health Study », J Expo Sci Environ Epidemiol 22(4):409–416.

[8Dosages réalisés à partir de prélèvements biologiques (sang, urines, cheveux…) opérés sur les participants de l’étude

[9Atrazine, alachlor, metolachlor, trifluralin, 2,4-D.

[10Lindane, DDT, diazinon, terbufos, and permethrine

[11Presutti et al (2016), Int. J. Cancer : 139, 1703–1714

[12Cancer hématologique qui se caractérise par la multiplication dans la moelle osseuse de plasmocytes anormaux.

[13Le lecteur pourra se référer aux témoignages édifiants recueillis lors des débats du « Tribunal Monsanto ».

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