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Biofortification : un projet, des techniques… et un marché qui s’ouvre

Par Frédéric PRAT

Publié le 06/12/2017

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Avec ce troisième article sur la biofortification [1] [2], Inf’OGM souhaite faire connaître à ses lecteurs le concept lui-même, sa genèse, ses acteurs. Et alerter sur ce qui semble à nos yeux, face à un réel problème de malnutrition, une mauvaise solution, car ouvrant les portes aux OGM. 

Pendant de nombreuses années, l’amélioration variétale a porté en priorité sur la création de plantes vigoureuses et productives en quantité, parfois au détriment de la qualité nutritionnelle. Du coup, mais aussi suite à une alimentation peu variée, « les carences en vitamine A, en zinc, en fer et en iode sont des préoccupations de soins de santé primaires. Dans le monde, deux milliards de personnes environ sont touchées par une carence en iode et plus d’un tiers des enfants d’âge préscolaire par une carence en vitamine A. Celle-ci constitue la principale cause de cécité évitable chez l’enfant » [3] selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Plutôt que d’ajouter aux aliments, après coup, des compléments en micronutriments (vitamines, et minéraux tels que fer, zinc, iode…), l’idée est de cultiver directement des plantes – céréales ou tubercules – contenant un niveau élevé de ces substances. Pour l’OMS, la biofortification (qu’elle appelle « bioenrichissement ») « consiste à améliorer la qualité nutritionnelle (…) grâce à des méthodes de culture conventionnelles et/ou aux biotechnologies. (…) Le bioenrichissement est donc un moyen d’atteindre des populations pour lesquelles les opérations habituelles de supplémentation et d’enrichissement sont parfois difficiles à mettre en œuvre et/ou sont limitées » [4]. Une définition plus précise est en cours de discussion depuis plusieurs années au sein du Codex alimentarius [5].

Plusieurs projets sont en cours, avec principalement trois éléments (fer, zinc et provitamine A) pour une dizaine de cultures (voir tableau).

Exemples de quelques projets en cours de biofortification
Espèce Banane/banane plantain Blé Riz Haricots Patate douce Maïs Sorgho Manioc Légumineuses
Pays Ouganda Inde, Pakistan Bangladesh, Inde RDC, Ouganda, Rwanda Ouganda Nigeria, Zambie Inde RDC, Nigeria
fer x [6] [7] x x x x x
zinc x x x x x
provitami-ne A x riz doré x x x
acides aminés et protéines x x

source : tableau élaboré par Inf’OGM à partir d’exemples de Projets de biofortification en cours selon l’OMS et différents documents de HarvestPlus.

HarvestPlus contribue également aux travaux de biofortification en fer et zinc de la lentille et de la pomme de terre.

Les projets de biofortification : 25 ans déjà

C’est au début des années 90 [8] que Howarth Bouis, un jeune économiste de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (connu sous son sigle anglais Ifpri [9]), tente de convaincre différents centres homologues du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR, recherche publique, mais avec force partenariats avec le privé) qu’il doit être possible de mettre au point et cultiver des variétés riches en micronutriments : il mettra plus de cinq ans à mobiliser dans un premier temps trois des centres internationaux de recherche (le Centre international d’agriculture tropicale – Ciat, l’institut international d’agriculture tropicale – Iita, et le Centre international de recherche sur le maïs et le blé, Cimmyt) puis des bailleurs internationaux [10] pour lancer les premiers projets de biofortification sur le riz, les haricots, le manioc, et le maïs. Le projet, appelé au départ le « Biofortification Challenge Program (BCP) », coordonné par l’Ifpri et le Ciat, devient, en 2003, HarvestPlus, soutenu par le CGIAR, avec 50 millions de dollars pour les quatre premières années (dont la moitié par la Fondation Gates et trois millions par la Banque mondiale).

En parallèle, et en dehors de HarvestPlus, plusieurs centres de recherche travaillent sur des variétés biofortifiées, mais celles-là transgéniques, comme l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) depuis les années 90 avec le fameux « riz doré », enrichi en provitamine A. Et les entreprises songent aussi à pénétrer les marchés des pays plus riches de l’OCDE (voir encadré en fin d’article).

Dès cette année 2003, l’entreprise Monsanto annonce [11] fièrement qu’elle entre dans ce projet, en partageant « des données scientifiques fondamentales ; de la technologie, y compris des gènes et des caractères ; le savoir-faire pour transférer de la technologie dans les cultures importantes pour la sécurité alimentaire ; des conseils sur la gestion de l’environnement ; de l’information sur la sécurité alimentaire ; et des licences sur des technologies brevetées ».

Des brevets ? On en reparlera dans un article à venir… À noter qu’en 2009, Monsanto finance également le programme BioFort, pendant brésilien de HarvestPlus, à hauteur de 270 000 euros [12]. D’autres entreprises [13] semencières (comme Bayer, Pioneer et bien d’autres, dont des entreprises semencières sud-africaines) et/ou d’engrais (dont l’association internationale des industries de fertilisants [14]) du monde entier sont aussi impliquées dans le financement de HarvestPlus, ou de ses sous-programmes comme HarvestZinc [15].

Dans cette première période (2003-2008), il s’agit de faire « la preuve du concept », puis de développer, en phase deux (2009-2013), les premières recherches et premiers essais en plein champ, ainsi que des essais alimentaires… La phase trois actuelle du programme (2014-2018) consiste à développer davantage de cultures biofortifiées pour en nourrir les populations. Difficile de savoir avec précision combien de personnes sont touchées par le programme HarvestPlus, puisque ce programme a un intérêt certain, vis-à-vis de ses bailleurs, à « gonfler » les chiffres. Plus de trois millions de ménages cultiveraient et consommeraient déjà des aliments biofortifiés en Afrique [16] [17].

L’objectif de HarvestPlus, pour 2020, est d’atteindre 15 millions de familles paysannes (soit autour de 100 millions de personnes), puis un milliard en 2030 [18].

Piloté depuis le Ciat (Colombie) et l’Ifpri (Washington DC), le projet HarvestPlus possède des antennes en Afrique (République démocratique du Congo, Nigéria, Rwanda, Ouganda, Zambie) ; Asie (Bangladesh, Chine, Inde, Pakistan) ; et Amérique latine (notamment Brésil) (voir quelques exemples dans l’encadré ci-dessous).

Biofortification en Zambie : les entreprises semencières s’y mettent


Trois entreprises semencières locales sont engagées dans la distribution du maïs orange (enrichi en provitamine A) en Zambie, de nombreuses autres le sont en Inde pour distribuer des variétés hybrides de sorgho enrichies en fer et du maïs (enrichi en zinc) [19].

En 2012 en Zambie, trois variétés hybrides de maïs enrichies en vitamine A sont testées, chacune étant vendue par une entreprise semencière privée. L’institut (public) de recherche en agriculture de Zambie (Zari) a donné à chacune de ces sociétés une lignée parentale de semences pour qu’elles produisent les hybrides F1 et maintiennent ces lignées. HarvestPlus s’est chargé de la production initiale et de la communication (journées aux champs…). Après la première commercialisation, les entreprises privées doivent évaluer la demande pour assurer les productions suivantes. Durant la saison 2012/2013, les entreprises ont produit les semences de base, puis dès 2014, l’une des trois entreprises a pu produire 200 tonnes de semences de maïs orange, destinées aux agences de développement et aux paysans. HarvestPlus a contractualisé en 2013 avec une entreprise de meunerie (Star Milling) pour produire et vendre de la farine orange. Les entreprises semencières reçoivent des primes en fonction des quantités vendues [20].

Et l’on apprend par le coordinateur sous-régional de la FAO, David Phiri, que des entreprises privées au Zimbabwe [21] distribueront bientôt maïs et haricots biofortifiés [22]]

HarvestPlus est coordonné par un bureau (Board) composé de douze « experts », la plupart issus de centres publics de recherche, mais aussi trois retraités venant de l’industrie privée ou de la Banque (Unilever, Monsanto et la Banque d’Amérique) [23].

Les partenariats, notamment avec les centres internationaux de recherche, sont nombreux [24], d’où une rapide extension des projets : « les variétés de cultures biofortifiées ont été approuvées par les autorités nationales de recherche agricole de 25 pays et sont testées dans 43 pays » [25], dont sept sont plus particulièrement visés : le Bangladesh (avec du riz enrichi en zinc), la République démocratique du Congo (haricot/fer, manioc/vitamine A), l’Inde (mil/fer), le Nigeria (manioc et maïs avec de la vitamine A), le Rwanda (haricot/fer), l’Ouganda (patate douce/vitamine A et haricot/fer) et la Zambie (maïs/vitamine A). L’Éthiopie sera la prochaine cible prioritaire.

Des techniques conventionnelles… avant des OGM ?

D’après HarvestPlus, les techniques de sélection utilisées dans leurs programmes sont toutes conventionnelles. Le projet s’en explique sur son site : « parce que la sélection conventionnelle est largement acceptée et ne fait l’objet d’aucun obstacle réglementaire, HarvestPlus considère que c’est la voie la plus rapide pour obtenir des cultures plus nourrissantes » [26] .

Pourtant, lorsqu’on examine le schéma de sélection pour enrichir les cultures, sur le site web de HarvestPlus [27], l’approche transgénique est explicitement mentionnée… Pour l’utiliser dans une phase ultérieure du projet ? D’après Wendy Levy, journaliste, « HarvestPlus étudie ces technologies et les considère comme une option pour l’avenir, par exemple pour obtenir un enrichissement en fer difficile à atteindre par la sélection conventionnelle » [28]. Et sur les nouvelles technologies de transformation du vivant, certains chercheurs également sont enthousiastes : « [elles] vont révolutionner notre façon de penser la transformation des cultures alimentaires pour augmenter le statut nutritionnel global », peut-on ainsi lire dans une étude publiée en 2015 [29]. Durant une présentation à Agropolis (Montpellier), Joe Tohme, responsable génomique à HarvestPlus, affirmait [30] qu’HarvestPlus travaillait avec la transgenèse uniquement si « la caractéristique n’existe pas chez la culture cible et si on ne peut espérer obtenir un niveau de micronutriments pouvant avoir un impact sur la biologie de la nutrition… ».

Signalons enfin qu’en collaboration avec le Conseil de recherche australien, HarvestPlus travaille sur l’enrichissement du riz en zinc et en fer, par transgenèse [31]. Et que le fondateur de HarvestPlus, Howarth Bouis, plaidait en juin 2017 publiquement pour que la transgenèse puisse être utilisée notamment pour enrichir le riz en fer et en zinc [32].

La biofortification : un marché de niche au Nord


Le concept de biofortification n’est pas réservé aux pays en voie de développement : il devient aussi un marché de niches dans les pays du Nord. Monsanto, par exemple, en collaboration avec d’autres centres de recherche, dont le John Innes Center (Royaume Uni), a développé le brocoli Beneforté, enrichi en glucoraphanine à partir d’une variété sauvage naturellement riche [33] [34]. Cette substance a des effets antioxydants et anti-inflammatoires [35]. La saga autour du brevet sur ce brocoli [36] a été contée dans un article précédent [37]. Et d’autres variétés enrichies sont dans les tuyaux, dont tomates et carottes enrichies en lycopènes, aux effets également anti-oxydants… Certains sont même déjà autorisés, comme au Canada le soja modifié pour des huiles plus riches en acide oléique ou en oméga3 [38], ou la pomme de terre sans acrylamide, substance réputée cancérogène [39]. Gageons que ce n’est que le début d’un immense marché « aliments-santé », tant il est vrai qu’il est plus facile de changer d’aliments sans changer de diète ou que de faire du sport !

Alors, la biofortification, cheval de Troie des OGM ? D’autres articles suivront donc, avec les premiers résultats enregistrés, la question des brevets, et les autres problèmes posés, qui permettront, sinon de répondre à cette question, du moins d’exercer notre vigilance…

Et rappelons-nous que pour le moment, « les teneurs [en micronutriments] proposées restent globalement faibles par rapport à celles retrouvées dans les aliments fortifiés (…)[que] la biofortification ne concerne, pour le moment, qu’une gamme limitée de micro-nutriments [et que] la biofortification ne peut [donc] en aucun cas proposer de solutions intéressantes pour les situations d’urgence, pour lutter contre les carences en micronutriments sévères et cliniques (…) et reste encore insuffisante pour la prévention de ces carences«  [40].

[8Voir la genèse détaillée du projet sur HarvestPlus, Our history.

[9Un des centres de recherche membres du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR).

[10Danida, gouvernement Norvégien, USAID, la Banque asiatique de développement et finalement la Fondation Bill et Melinda Gates – BMG.

[13On en trouvera quelques-unes par exemple dans Breaking ground : HarvestPlus 2011 annual report.

[14International Fertilizer Industry Association – IFA, basée en France.

[15Le projet HarvestZinc consiste à enrichir directement le sol en zinc, voir « HarvestPlus Zinc Fertilizer Project : HarvestZinc », Better crops, Vol.96 2012, N°2.

[19Il s’agit des entreprises Sri Sai Seeds, SRC Bioseed, Nirmal Seeds et Shakti Vardhak. Voir Seed Systems and Private Seed Company Involvement in Biofortification, Marx Mbunji and Nicholas Mwansa (CIAT – HarvestPlus), et Call for lessons and good practices on investments for healthy food systems.

[21entreprises PRIME-Seed Co et Zimbabwe Super Seeds (ZSS).

[22« Zimbabwe set to increase biofortified seeds », The financial gazette, 1 septembre 2016.

[23Les 12 membres du board sont issus de : Chaire Cousteau de l’Unesco ; Association of Public and Land-grant Universities (APLU, États-Unis) ; Ghana Health Service ; Unilever Corporation, Supply Chain Excellence Programme (Pays-Bas), Purchase for Progress, World Food Programme, Indira Ghandi Institute of Development Research (Inde), Ciat (Colombie), International Center for Biosaline Agriculture (ICBA), Ifpri, Ceres Inc. (Royaume Uni), Monsanto Growth Ventures, Bank of America (États-Unis), MRC International Nutrition Group, London School of Hygiene & Tropical Medicine (Royaume Uni) ; MRC Keneba (Gambie) ; Theme Leader for Nutrition, MRC Unit (Gambie), voir HarvestPlus, Governance.

[24Parmi lesquels on peut citer : Bioversity international, Ciat, Cifor, Cimmyt, Cip, HarvestZinc (c’est un sous programme de HarvestPlus), Icarda, Icrisat, Ifpri, Iita, Irri qui propose des essais en champs avec du riz doré, Worldfish, voir HarvestPlus, Partners… à noter que beaucoup de ces centres internationaux de recherche promeuvent les OGM.

[26Voir http://www.harvestplus.org/about/faqs, traduction par l’auteur.

[27HarvestPlus, Crops.

[28« Biofortification : combattre la malnutrition », Spore 183, février 2017.

[29Hefferon, Kathleen L. “Nutritionally Enhanced Food Crops ; Progress and Perspectives”, Ed. Chang Won Choi. International Journal of Molecular Sciences 16.2 (2015) : 3895–3914. PMC. Web. 1 Sept. 2017.

[31« Constitutive Overexpression of the OsNAS Gene Family Reveals Single-Gene Strategies for Effective Iron- and Zinc-Biofortification of Rice Endosperm », Alexander A. T. Johnson , Bianca Kyriacou, Damien L. Callahan, Lorraine Carruthers, James Stangoulis, Enzo Lombi, Mark Tester, Published : September 6, 2011.

[34Dans un autre article, on détaillera le brevet que l’entreprise britannique Plant Bioscience Limited, filiale du centre de recherche qui a mis au point le brocoli Beneforté, a obtenu en 2003, voir « Le brevetage des plantes repousse ses limites ».

[35Le sulforaphane a la particularité d’être naturellement présent dans les crucifères sous sa forme précurseur – la glucoraphanine (ou « sulforaphane glucosinolate »), voir Le sulforaphane.

[40in Améliorer et renforcer la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations du Sud face au défi du développement durable. Les solutions de l’agroécologie, Étude du cas du Moyen-Ouest du Vakinankaratra de Madagascar, Camille Joyeux.

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