n°143 - janvier / février 2017

Religions et modifications du vivant : le schisme

Par Inf'ogm

Publié le 03/03/2017

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Que ce soit dans l’islam, le judaïsme ou le christianisme, le vivant est considéré comme étant la Création de Dieu. Dès lors, comment ces religions monothéistes envisagent-elles les OGM, les nouvelles techniques de sélection, bref, le rapport à la modification du vivant ? Inf’OGM a posé la question à trois religieux : Éric Charmetant, jésuite (Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris), Yeshaya Dalsace, Rabbin de la communauté Massorti et Abdallah Dliouah, Imam à la mosquée de Valence.

Inf’OGM : Les récentes techniques de modification génétique en laboratoire sont-elles le prolongement de la sélection classique ou introduisent-elles une rupture dans la co-évolution de l’Homme avec la Nature ?

Eric Charmetant (E.C) : La lettre encyclique Laudato Si’ (Loué sois-tu !) du pape François analyse avec finesse la difficulté à « émettre un jugement général sur les développements de végétaux ou animaux transgéniques à des fins médicales ou agropastorales, puisqu’ils peuvent être très divers entre eux et nécessiter des considérations différentes » (LS 133). Les nouvelles techniques de modification du génome (NBT/OGM) n’introduisent pas une rupture radicale avec la sélection variétale des plantes et des animaux, mais elles opèrent volontairement à très grande vitesse des changements importants dans le génome des êtres vivants sans que nos connaissances biologiques sur leurs effets à court, moyen et long termes, et les études de santé publique soient suffisamment développées. Il est assez effrayant de constater que la nouvelle technique d’édition du génome (Crispr-Cas9) est en train d’être utilisée par l’industrie agroalimentaire pour contourner la législation sur les OGM et se dispenser de toute évaluation scientifique sérieuse des conséquences environnementales et sanitaires de ces plantes ou animaux modifiés. L’éthique biomédicale contemporaine est née en réaction aux grandes dérives de l’expérimentation médicale civile et militaire. Faudra-t-il attendre de nouvelles maladies à prions ou des catastrophes environnementales et sanitaires majeures dans l’alimentation humaine pour se résoudre à encadrer les « nouveaux OGM » ?

Yeshaya Dalsace (Y.D.) : Elles sont à la fois une continuation de ces transformations et une rupture car elles relèvent d’un saut qualitatif dans la mesure où seule l’intervention humaine forte de sa technologie scientifique pouvait agir directement sur le génome. Il ne s’agit plus seulement de sélection et de croisement d’espèces proches donc aptes à se croiser, mais d’une véritable manipulation génétique, impossible autrement. Jusqu’ici, on peut dire que l’homme guidait la nature, la dirigeait, avec la manipulation génétique, il la force en en changeant les codes et modes de fonctionnement. On peut donc légitimement se poser la question d’un possible abus de pouvoir de l’homme sur la nature.

Abdallah Dliouah (A.D.) : Les nouvelles techniques de modification génétiques représentent une rupture dans l’histoire de la co-évolution de l’Homme avec la Nature, laquelle se manifeste à travers deux aspects importants : le respect de la nature et la liberté de l’homme de produire pour se nourrir. Avec les anciennes techniques, la main de l’homme croise les plantes et laisse la nature agir en laissant s’adapter une variété à une autre si cela est possible. Les résultats sont toujours respectueux de la nature et du milieu. Les nouvelles techniques agissent en profondeur sur la souche en modifiant l’essence même des plantes et en forçant la main à la nature pour les accepter.

La nature subit le choix de l’homme et en assume les conséquences qui sont inconnues et non maîtrisables. Si la plante résiste plus à une maladie, elle peut être elle-même à l’origine d’une autre maladie pour son milieu.

Les anciennes techniques sont accessibles à tous les humains, elles nécessitent certes une certaine technicité et un savoir-faire mais l’homme est capable de les avoir de lui-même ou par une transmission de savoir-faire et de connaissances. Mais les nouvelles techniques sont le monopole des grands laboratoires. La généralisation de ces techniques conduirait l’humanité à la dépendance totale vis-à-vis de ces laboratoires. D’après une parole prophétique, l’islam considère l’eau, le feu et les pâturages comme des biens communs qui ne doivent pas être monopolisés par une personne, une entité ou un pays.

Une technique peut-elle être condamnable en soi ou l’est-elle seulement par rapport à l’usage qui en est fait ? Quels seraient alors les critères pour définir une « mauvaise » technique ou un « mauvais » usage ?

E.C. : La technique fait partie des dons et de l’excellence de l’homme, et n’est donc pas mauvaise en soi. Elle illustre, avec l’art et le langage, la capacité humaine de configurer le monde, de prendre de la distance par rapport à son environnement immédiat. Cependant, l’alliance contemporaine entre les sciences et les techniques a fait exploser sa puissance. Or, la grande question pour aujourd’hui, comme l’avait bien vu Hans Jonas dans Le principe responsabilité (1979), est d’avoir une éthique capable de maîtriser cette puissance en intégrant le long terme et la responsabilité pour les générations futures. Est-ce que les modifications de l’environnement faites aujourd’hui par la génération humaine actuelle ne vont pas rendre très difficile la vie des générations futures ? C’est une question pour l’alimentation, tant du point de vue de la santé publique que du lien social. L’usage immodéré des antibiotiques conduit à des résistances dramatiques pour la santé publique. Est-ce que l’utilisation des OGM ne conduit pas à des phénomènes analogues ? L’encyclique Laudato Si’ est très sensible aux conséquences sociales des OGM : est-ce un bien d’utiliser des semences OGM pour de meilleurs rendements – au moins temporairement jusqu’à l’émergence de nouvelles résistances chez les parasites – si cela conduit à la concentration de la production agricole aux mains de quelques-uns et à la réduction de la diversité biologique (LS 134) ? Les impacts sociaux de l’usage des techniques sont à prendre en compte. A quoi sert-il d’augmenter temporairement des rendements si c’est pour détruire les communautés paysannes et faire des paysans les esclaves de l’agro-industrie ?

Y.D. : Il est difficile de condamner une technique en soi. Le judaïsme n’a jamais été fermé à quelque avancée scientifique que ce soit même s’il implique dans ses lois certaines interdictions arbitraires, comme le mélange de certaines espèces, végétales comme animales. C’est plus le mélange que la technique qui est condamné. Mais la difficulté reste le qualificatif de bon ou mauvais. Toute action comporte une part de bon et de mauvais. La distinction entre bien et mal reste une qualité quasi divine (voir le récit de l’arbre de la connaissance dans la Genèse). En ce qui concerne les OGM, la vraie difficulté est de savoir : s’agit-il de l’intérêt de l’humanité en fabriquant des espèces plus résistantes et alors pourquoi pas… ou s’agit-il d’intérêts financiers, par exemple le fait de distribuer des semences programmées pour ne pas se reproduire afin de contraindre les agriculteurs à en racheter chaque année… Il s’agit alors d’une forme de soumission de l’autre et d’une tromperie interdite clairement par la Tora… Il y a également la grande question de l’interaction entre les espèces, les sauvages avec les modifiées… interaction incontrôlable, or il existe une obligation religieuse de préserver la diversité naturelle. D’un point de vue du judaïsme, il est difficile d’imposer des limites et plus encore de les définir clairement. L’idée de la limite existe dans nos textes, mais elle reste vague. La raison et l’éthique doivent guider nos décisions, mais là encore, le débat reste ouvert et il est difficile d’affirmer une limite radicale. On peut cependant s’interroger sur les dérives et les enjeux posés par le champ immense des possibilités de manipulation ouvert devant nous.

A.D. : L’islam a toujours encouragé la science et poussé à l’exploration de la nature. Car à travers la perfection de la création, l’homme peut reconnaître la perfection du créateur. Toute expérience scientifique qui permet à l’homme de comprendre les secrets de la création est à favoriser. Le savoir n’est pas condamnable en soi mais par rapport à l’utilisation que l’homme en fait. L’homme a prouvé à travers le temps et notamment les derniers siècles qu’il est capable du meilleur comme du pire. Il peut utiliser la science pour protéger et construire, mais il peut aussi l’utiliser pour détruire la vie et saccager la nature. La fin, même noble, ne doit en aucun cas justifier les moyens ignobles. Que dire d’une fin ignoble ? Certains justifient le recours à ces techniques des OGM par le manque de nourriture et le nombre important des humains sur terre ! Non l’humanité n’a pas besoin de ces techniques pour garantir sa nourriture, l’humain ne doit pas tordre le cou à la nature pour assurer sa survie, il doit s’accommoder et résister à la nature par la nature. La terre est assez fertile naturellement pour soigner, vêtir, nourrir tous ses habitants, à condition d’éviter la cupidité et le gaspillage. L’homme doit jouer le rôle que Dieu lui a donné sur Terre à savoir : la sauvegarder, la faire fructifier et l’embellir. Tout ce qui conduit à épuiser la Terre, la détériorer et la corrompre est condamnable religieusement et moralement. Les limites que l’homme doit respecter en explorant et exploitant la Terre sont définies en islam par le respect des cinq intégrités : la liberté de croyance, l’intégrité physique, l’intégrité patrimoniale, l’intégrité morale et l’intégrité filiale.

Votre religion édicte-t-elle des interdits alimentaires qui peuvent être interprétés comme interdisant la consommation d’OGM ?

E.C. : L’Église catholique invite à développer une écologie intégrale (environnementale, économique et sociale), sensible à la question du gaspillage des ressources de la Planète, à la juste rémunération du travail des agriculteurs et des éleveurs et à un style de vie permettant l’humanisation de l’homme. Elle n’énonce pas d’interdit général de tel ou tel aliment, mais invite à former sa conscience et à contribuer, par ses choix de consommation, à une société plus juste et plus sobre. Comme je ne suis pas convaincu de la non-nocivité à moyen et long termes de la consommation de plantes OGM et d’animaux clonés pour la santé humaine et que je vois bien les effets négatifs en ce domaine de l’agro-industrie sur la vie paysanne, j’évite à titre personnel de les consommer.

Y.D. : La religion juive est connue pour ses nombreux interdits et restrictions alimentaires. Elle ignore bien entendu les interdits d’OGM et de clonage. Il s’agit d’un champ nouveau de réflexion et certains rabbins ont commencé un travail sur ces questions. Il ressort clairement qu’il n’y a pas de réponse unilatérale et que le champ des possibilités reste ouvert. Par exemple, l’introduction d’un gène d’un animal non kasher chez un animal kasher ne change rien à la classification de celui-ci a priori. Si la Tora interdit le mélange de certains végétaux, la restriction reste une sorte de décret dont le champ d’application ne peut être élargi comme cela, même si pour Nahmanide (très important rabbin et commentateur du 13e siècle) le sens de ces interdits est le respect de l’intégralité de la création divine. Dans l’ensemble, le judaïsme tend vers l’idée d’harmonie dans la création, entre l’homme et la nature et entre les espèces elles-mêmes. La question est donc de savoir si vraiment les manipulations génétiques rompent une harmonie ou au contraire contribuent à construire celle-ci en résolvant certains problèmes… Ce qui est certain, c’est que si un OGM est dangereux pour la santé, alors il n’est pas kasher. Si au contraire, un OGM permet de sauver des vies en aidant à résoudre des problèmes de malnutrition, alors même si la manipulation était théoriquement interdite (ce qui n’est pas démontré), l’OGM serait kasher car le respect de la vie annule tout interdit. Dans l’état actuel de la recherche, il me semble qu’en tant que Juif, on ne peut que rester dubitatif sur l’usage d’OGM dans la grande consommation et pencher vers une attitude prudente mais sans fermeture obscurantiste.

A.D. : L’islam établit une éthique à respecter quant à la production et la consommation. Les interdits alimentaires sont très limités et ont comme objectif principal la protection de la santé physique et mentale de l’homme. Le Coran valorise la diversité de la création et la considère comme un atout, il stipule qu’il ne faut consommer que ce qui est pur et bon et éviter la surproduction et le gaspillage [1]. Il ordonne à l’homme de ne pas être la cause de la corruption sur terre. En observant attentivement les conséquences des OGM et du clonage, nous pouvons conclure que leur généralisation est incompatible avec l’esprit de la religion et les finalités que l’islam fixe pour la vie humaine.

[1« [141] C’est Lui qui a créé les jardins treillagés et non treillagés, les palmiers et les cultures au goût si varié, l’olivier et le grenadier de même espèce ou d’espèces différentes. Mangez de leurs fruits quand ils ont atteint leur maturité, et acquittez-en la dîme le jour de la récolte (donnez aux nécessiteux leur part) ! Mais évitez tout gaspillage, car Dieu n’aime pas ceux qui gaspillent ! » 06. Sourate des Bestiaux (Al-An‘âm)

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