L’Union européenne tout comme l’Office européen des brevets (OEB, European patent office, EPO), prévoient dans leurs écrits que ne sont pas brevetables « les variétés végétales ou les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux » [2]. Selon la directive 98/44/CE, un procédé essentiellement biologique « consiste intégralement en des phénomènes naturels tels que le croisement ou la sélection » [3].
Cette exclusion empêche l’octroi d’un brevet sur une variété et un procédé essentiellement biologique. Mais ni la directive, ni la Convention sur le brevet européen ne tranchent la question de la brevetabilité des plantes issues des procédés essentiellement biologiques.
Aux origines de l’avis : un déséquilibre entre détenteurs de COV et titulaires de brevet
En raison de ce flou, l’octroi par l’OEB de brevets sur des plantes issues de procédés essentiellement biologiques s’est multiplié ces dernières années (par exemple, un brevet sur un poivron sans graines, obtenu selon des procédés de sélection conventionnelle [4] [5], et la Grande Chambre de recours de l’OEB a jugé que le produit dérivé d’un procédé essentiellement biologique est brevetable même si le procédé utilisé pour obtenir le produit ne l’est pas [6]. L’exclusion de la brevetabilité des procédés essentiellement biologiques se trouve ainsi potentiellement contournée [7].
La pratique de l’OEB et les décisions de la Grande Chambre de recours ont suscité de vives inquiétudes non seulement de la part des organisations de la société civile et d’agriculteurs (notamment de la coalition européenne Non Patent on Seed, Réseau semences paysannes, Confédération paysanne et Coordination européenne Via Campesina, Collectif Semons la Biodiversité), ou du Parlement européen [8] [9] mais aussi de la part des sélectionneurs traditionnels protégeant leurs variétés végétales par le Certificat d’obtention végétale (COV). Ces derniers se trouvent en effet confrontés aux droits de propriété intellectuelle issus du brevet, système beaucoup plus fermé – et donc plus coûteux – que celui du COV. Tous ces acteurs craignent que la multiplication des brevets dans le domaine du végétal (par exemple sur des caractéristiques naturelles des plantes) ne restreigne l’accès aux ressources génétiques, et par conséquent les droits des agriculteurs d’utiliser, d’échanger et de vendre leurs semences ainsi que l’innovation dans le domaine de l’amélioration variétale.
L’importance du secteur de la sélection variétale pour l’économie des Pays-Bas, de la France et de l’Allemagne principalement a conduit la présidence de l’Union européenne exercée à cette date par le gouvernement néerlandais à organiser en mai 2016 un colloque, en coopération avec la Commission européenne, consacré à la question de l’équilibre des droits des détenteurs de COV et des titulaires de brevets qui se pose du fait de l’émergence des biotechnologies modernes [10]. À l’occasion de ce colloque, la Commissaire européenne au Marché intérieur, Mme Bieńkowska, exprimait la volonté de la Commission de résoudre la problématique des possibles conflits entre brevet et droit d’obtention végétale et de rendre une interprétation juridique dans l’année. La Commission européenne était donc attendue sur la clarification du champ d’application et sur l’interprétation de la directive 98/44/CE [11].
La brevetabilité des produits obtenus par des procédés essentiellement biologiques n’était pas l’intention du législateur européen
Dans son avis, la Commission européenne relève que depuis l’adoption de la directive 98/44/CE, d’importantes avancées technologiques sont intervenues dans le secteur végétal. Les procédés aujourd’hui utilisés et les produits qui en sont issus n’ont donc pas tous pu être pris en compte par les rédacteurs de la directive.
Elle affirme toutefois que si la directive ne contient aucune disposition relative à la brevetabilité des produits dérivés exclusivement de procédés essentiellement biologiques, cela ne veut pas dire qu’elle admet la brevetabilité de ces produits. Il ressort en effet des travaux préparatoires de la directive, sur lesquels s’appuie la Commission pour interpréter la directive, qu’il y avait consensus entre les institutions de l’Union européenne (Commission et les co-législateurs : Parlement européen et Conseil) pour considérer que la protection conférée par le brevet n’est pas adaptée aux produits obtenus exclusivement par des procédés essentiellement biologiques. En d’autres termes, lors de l’adoption de la directive, même si elle n’était traduite ni dans les considérants ni dans les dispositions de la directive, l’intention du législateur était d’exclure de la brevetabilité les produits obtenus exclusivement par des procédés essentiellement biologiques, que ces produits consistent en des végétaux ou animaux ou en des parties de végétaux ou animaux.
Cette interprétation révèle un décalage entre le cadre juridique de l’OEB (Convention sur le brevet européen et son Règlement d’exécution), sur lequel s’appuie non seulement la Grande Chambre de recours dans ses décisions mais aussi l’Office européen des brevets pour octroyer des brevets, et l’intention du législateur de l’Union européenne.
La Commission européenne note ainsi que si les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la directive 98/44/CE démontrent que les législateurs européens souhaitaient clairement exclure de la brevetabilité tous les produits issus de procédés essentiellement biologiques, il n’en est pas de même ni du texte de la Convention sur le brevet européen (CBE), ni de la volonté de ses rédacteurs. Or, la Grande Chambre de recours de l’OEB n’est pas tenue de se référer à la volonté du législateur européen pour interpréter les deux articles de la directive 98/44/CE repris dans le règlement d’exécution de la CBE, mais uniquement à la volonté des rédacteurs de la CBE à laquelle sont parties d’autres États que les seuls membres de l’Union européenne (Suisse, Turquie...).
Le décalage se traduit plus loin dans l’avis quand la Commission, pour affirmer qu’un produit obtenu via un procédé essentiellement biologique est exclu de la brevetabilité, replace le procédé technique comme point de départ de la brevetabilité d’un végétal. La Commission relève ainsi que « les procédés essentiellement biologiques ne sont pas de nature technique et, par conséquent, selon la position adoptée par le législateur, ils ne peuvent être couverts par un brevet ». En cela, la Commission s’écarte de la position adoptée par la Grande Chambre de recours de l’OEB. Celle-ci maintient en effet la distinction entre les brevets de procédés et les brevets de produits jusqu’à considérer que « l’exclusion des procédés [essentiellement biologiques] prévue à l’article 53b) de la CBE ne s’étend pas aux revendications de produit et aux revendications de produits caractérisés par leur procédé d’obtention » [12]. Autrement dit, pour la Grande Chambre de recours, l’exclusion de la brevetabilité du procédé essentiellement biologique n’a aucune incidence sur l’octroi d’un brevet sur un produit obtenu par ce procédé non brevetable. C’est cette distinction, qui peut paraître caricaturale et artificielle pour les non juristes, qui a conduit la Grande Chambre à considérer qu’un brevet pouvait être octroyé pour les végétaux/matières végétales obtenus à partir de procédés essentiellement biologiques si les conditions fondamentales de brevetabilité étaient réunies.
En s’écartant de la position adoptée par la Grande Chambre de recours de l’OEB, la Commission européenne semble avant tout vouloir rassurer les sélectionneurs européens. Elle affirme d’ailleurs dès l’introduction de son avis que « la brevetabilité de ces produits [issus de procédés essentiellement biologiques] entre en conflit potentiel avec la protection juridique octroyée aux obtentions végétales au titre de la législation de l’Union européenne relative aux obtentions végétales en ce qui concerne l’accès aux ressources génétiques ».
Certains sélectionneurs se félicitent de l’avis de la Commission européenne [13], tout comme des organisations de défense des droits des agriculteurs, comme la Confédération paysanne [14] ou le Réseau semences paysannes (RSP). Émilie Lapprand, chargée de la veille juridique au RSP, affirme ainsi que cet avis est intéressant, notamment parce qu’il va dans le sens des modifications législatives qui sont intervenues dans certains États membres de l’UE ces dernières années (Allemagne, Pays-Bas et France). Il ne remet cependant pas en cause l’intérêt des industriels, ni le brevet.
Une interprétation à l’avenir incertain
L’avis de la Commission européenne n’est toutefois pas juridiquement contraignant [15], et l’Office européen des brevets fait partie d’une organisation intergouvernementale distincte de l’Union européenne – l’Organisation européenne des brevets. Il n’est donc pas directement lié par un avis émis par une institution de l’Union européenne. Sachant que c’est l’OEB qui délivre les brevets, l’avis de la Commission européenne sera utile si l’OEB l’intègre dans son propre corpus juridique puis dans sa pratique.
L’intérêt de l’interprétation de la Commission dépendra donc surtout de la position des États parties à la Convention sur le brevet européen. Sur ses 38 États, 28 sont également membres de l’UE [16]. Représentés au Conseil d’administration de l’OEB, ce sont ces 38 États qui pourront faire en sorte que l’organisation fasse sienne l’interprétation de la Commission européenne [17]. Mais pour cela, une décision à l’unanimité des États contractants représentés est requise [18].
La première étape pour la validation définitive de l’avis de la Commission se joue en interne au sein de l’UE. Représentés par leur ministre chargé du commerce, de l’économie, de l’industrie, de la recherche et de l’innovation, et de l’espace, les États membres discuteront de l’interprétation de la Commission européenne de la directive 98/44/CE lors du prochain Conseil « Compétitivité » (le 28 novembre prochain). Aucune décision ne sera toutefois prise à l’occasion de cette réunion : l’ordre du jour de la réunion prévoit que la question serait traitée dans la partie « Divers ». Au niveau de l’UE, une décision formelle définitive pourrait ensuite intervenir au début de l’année 2017, sous la présidence maltaise du Conseil, à moins que le Conseil ne décide d’attendre que la Cour de justice de l’Union européenne soit saisie de cette question – elle est seule compétente pour interpréter le droit de l’Union en vertu des traités.
Or à l’heure actuelle, seuls trois États membres de l’Union européenne ont exclu de la brevetabilité les produits issus de procédés essentiellement biologiques (les Pays-Bas, l’Allemagne et la France [19] [20]). Comme le relève Émilie Lapprand du RSP, certains États membres, comme la Grande-Bretagne et la Hongrie, sont favorables au système général du brevet. Si l’avis de la Commission est formellement adopté au sein de l’UE, il faudra donc être attentif selon elle, à ce que l’ensemble des États membres de l’Union défende cette position commune au niveau de l’OEB. L’adoption par l’OEB de l’interprétation de la Commission européenne n’est pas encore acquise…