n°135 - juillet / août 2015

Des OGM pour détecter les pollutions aquatiques : mythe ou réalité ?

Par Christophe NOISETTE

Publié le 02/07/2015

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La start-up WatchFrog s’intéresse à la détection des polluants dans les eaux. Sa particularité est d’utiliser des « larves miniatures d’amphibiens et de poissons », de quelques millimètres à peine, comme « sentinelles de l’environnement. [Ainsi] (…) en associant ces larves à des marqueurs fluorescents, WatchFrog propose des tests éprouvés qui quantifient l’ensemble des micropolluants : perturbateurs endocriniens, pesticides, plastifiants, résidus de médicaments et de cosmétiques… » [1]. Associer les larves à des marqueurs ? Traduction : les larves sont génétiquement modifiées, avec ajout d’un gène de fluorescence. Inf’OGM a enquêté sur la réalité de ces tests.

Actuellement, il n’y a aucune norme en France pour la détection des perturbateurs endocriniens (PE) (cf. encadré ci-dessous), une lacune qui devrait être bientôt comblée (cf. encadré AFNOR ci-dessous). Comme le souligne l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) : « la connaissance des effets des perturbateurs endocriniens (…) se heurte actuellement aux limites de la toxicologie classique et des méthodes d’évaluation des risques. La question est donc d’en développer de nouvelles, adaptées aux spécificités de ces composés » [2]. Les stations d’épuration évaluent la qualité des eaux par des analyses chimiques. Or pour les PE, ces analyses, qui dosent molécule par molécule, ne sont pas suffisantes. En effet, des nouvelles molécules de synthèse sont mises sur le marché régulièrement et vouloir tester la présence de toutes ces molécules, une par une, est très coûteux et très long. D’autre part, les PE, pas encore parfaitement identifiés, agissent à très faible dose et en mélange et, surtout, sur l’ensemble de l’organisme. WatchFrog propose donc une méthode pour évaluer la présence de ces PE dans les eaux.

Les perturbateurs endocriniens : des polluants classiques aux effets inattendus


Un perturbateur endocrinien (PE) est une molécule de synthèse qui imite une hormone naturelle (laquelle est produite par le système endocrinien) et qui bloque sa synthèse ou son récepteur, ou encore qui perturbe son fonctionnement. Il est capable d’agir à faible dose. Il y a de très nombreuses catégories d’hormones, parmi lesquelles les oestrogènes, les androgènes et les hormones thyroïdiennes. Selon l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail, « la liste de molécules à effets PE avérés est très large et ne cesse de s’agrandir. (…) Ce sont des polluants qui ont été déjà largement identifiés dans l’environnement depuis longtemps. Cette pollution est donc (…) classique mais ce sont les effets nouveaux identifiés qui augmentent l’inquiétude » [3]. Ainsi, parmi les PE reconnus, citons l’éthinylestradiol présent dans la pilule contraceptive, le bisphénol A utilisé dans la fabrication de nombreux plastiques, certains insecticides comme le chlordane (interdit dans l’UE depuis 1981) et le fipronil ; ou encore certains pesticides comme l’atrazine ou le lindane. Selon l’Anses, « ces substances peuvent altérer différents processus tels que la production, l’utilisation et le stockage de l’énergie et plus largement la régulation du métabolisme et le développement. Certaines de ces substances peuvent (…) avoir d’autres effets toxiques, notamment sur la reproduction, et nuire à la fertilité ou perturber le développement du fœtus » [4].

« C’est le premier test biologique qui quantifie un mélange de polluants »

Cette entreprise, selon son site Internet, a mis au point « des tests éprouvés qui quantifient l’ensemble des micro-polluants : perturbateurs endocriniens, pesticides, plastifiants, résidus de médicaments et de cosmétiques… ». Selon Grégory Lemkine, pdg de WatchFrog et ancien chercheur du Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), interrogé par Inf’OGM : « C’est le premier test biologique qui quantifie non pas un polluant, puis un autre, mais un mélange de polluants. Les têtards deviennent fluorescents quand l’eau contient un mélange de polluants qui perturbent l’équilibre hormonal de la larve quel que soit ce mélange de polluants ». Il s’agit d’un test in vivo : « avec des marqueurs génétiques de fluorescence, plus les têtards sont lumineux, moins la qualité de l’eau est bonne ». L’enjeu était de trouver une technique qui ne modifie pas la physiologie des larves pour que les animaux utilisés dans les tests soient aussi sensibles aux PE que les larves « naturelles ».

Des têtards fluorescents par transgenèse

Mais comment ces têtards deviennent-ils fluorescents ? Par transgenèse. L’utilisation de cette biotechnologie n’est pas mise en avant par WatchFrog. Le docteur Lemkine nous explique ce choix : « J’évite le sujet « OGM », car d’une part ça ne nous concerne pas vraiment car nous travaillons sur un outil de laboratoire, donc en milieu confiné et d’autre part, c’est tout de suite polémique et politique. Et par ailleurs, je suis contre la dissémination des transgéniques à tout crin ». Dès le début de l’entretien, il souligne que la démarche de WatchFrog est « véritablement éthique et écologique (…) : il s’agit de tests simples, sécurisés. L’invention du MNHN est une solution biologique respectueuse du vivant dont le but reste la protection de l’environnement ». Soit, mais essayons tout de même d’en savoir plus.

WatchFrog produit, quotidiennement, des milliers de larves de xénope [5], un amphibien, et d’œufs de médaka, un poisson, génétiquement modifiés pour exprimer une fluorescence verte (Green Fluorescence Protein, GFP, issu de la méduse – Aequorea victoria) [6]. Schématiquement, le gène de la GFP est sous la dépendance d’un promoteur : la fluorescence émise témoigne donc de l’activité de ce promoteur. WatchFrog utilise deux modèles afin de détecter les PE de type œstrogénique et thyroïdien. Mais il nous a été impossible de savoir quelles étaient les constructions génétiques utilisées. Pourquoi une telle opacité ? Peur de l’espionnage industriel ? A force d’insister, le pdg a ironisé : « vous travaillez pour les chinois ? ». La littérature scientifique est heureusement plus prolixe (voir encadré ci-dessous).

Que dit la littérature scientifique ?


Dans un rapport du Programme national de recherche sur les PE, sont évoqués les xénopes de WatchFrog dans lesquelles ont été introduits le promoteur TH/bZIP couplé au transgène de la GFP [7]. Le Dr Lemkine explique que seule la protéine de la fluorescence est présente, les autres séquences d’ADN n’étant que des promoteurs qui activent (ou non) la fluorescence. Dans un article, publié en 2014 dans Environmental Science & Technology [8], WatchFrog présente un test pour détecter les (anti)androgènes. Ils ont utilisé le promoteur de la spiggin, une protéine biomarqueur, couplée avec la GFP. Mais ce modèle n’est pas encore utilisé par WatchFrog « pour des raisons techniques ». Enfin, d’autres articles évoquent des médakas transgéniques qui réagissent quand le récepteur des œstrogènes est sollicité (présence de vitellogénine).

« Rien à voir avec les tests sur animaux lourds et invasifs », signale fièrement M. Lemkine. Les tests de WatchFrog se veulent plus éthiques que ceux évoqués dans les lignes directrices de l’OCDE qui nécessitent d’euthanasier des poissons. En utilisant des embryons à un stade très précoce, WatchFrog, réglementairement selon l’OCDE, n’utilise pas d’animaux mais des micro-organismes. Et la transgenèse simplifie le travail des laborantins : plus besoin d’analyses sanguines, il suffit de regarder si les « animaux » deviennent plus ou moins fluorescents…

La FrogBox : des tests à faire soi-même

Initialement, les clients de WatchFrog, comme par exemple une vingtaine de stations d’épuration (Arcachon, Bruxelles, Villeneuve d’Ascq, etc.) envoyaient leurs échantillons d’eau à l’entreprise qui les évaluait avec ses modèles. Puis, afin de pallier plusieurs inconvénients (possibilité de modification des échantillons au cours du transport, délais, etc.), la société a décidé de mettre au point la « FrogBox ». C’est elle qui contient les larves de têtards de xénopes. Classée comme « outil de laboratoire », cette boîte est actuellement en cours d’expérimentation à la station d’épuration de Bruxelles Nord et celle de l’hôpital de Corbeil-Essonnes, au sud de Paris dans le cadre du projet Station de Vigilance des Eaux Hospitalières [9]. Les tests réalisés sur place permettent donc d’avoir une information « heure par heure ».

Des risques d’invasion ? Le pdg dément

Les avantages semblent donc nombreux… Mais y a-t-il des risques ? Le premier qui vient à l’esprit, c’est la dissémination dans l’environnement de ces OGM. « Aucun risque, absolument aucun. Les laboratoires d’Evry sont conformes aux exigences réglementaires en vigueur pour les essais d’OGM en milieu confiné. Quant à la FrogBox, il s’agit d’un appareillage hautement sécurisé », précise Lemkine. Techniquement, comme l’exige la réglementation, la cartouche a un triple niveau de confinement. Au-delà de la réglementation, si elle venait à être cassée, il y a un système d’absorption du liquide qui contient les larves GM. Et biologiquement, ensuite, « l’utilisation des stades les plus précoces rend impossible la reproduction de l’espèce dans l’environnement ».

Les xénopes GM de la FrogBox ne sortent pas de leur cartouche. Concrètement, tous les mois, WatchFrog enverra une cartouche avec les embryons transgéniques, et recyclera les cartouches précédentes, conformément aux règles définies par le Haut Conseil des Biotechnologies (HCB). Ceci dit, lorsqu’on garde des animaux en captivité, n’y en a-t-il pas toujours qui s’échappent et s’installent dans le milieu naturel ? Espèce sud-africaine, utilisée depuis de nombreuses années en laboratoire et en hôpitaux, le xénope a malheureusement été retrouvé dans l’environnement suite à un rejet accidentel et a proliféré entraînant une action doublement nocive là où ils se sont implantés : premièrement, comme espèce invasive éradiquant les espèces autochtones, et deuxièmement, comme vecteurs du chytride, un champignon pathogène responsable d’extinctions massives d’amphibiens autochtones. Le xénope a donc été classé « espèce invasive » par arrêté ministériel en 2010 (cf. encadré ci-dessous).

Des xénopes dans la nature ?


Les colonies de xénope présentes en France sont le fruit d’une dissémination volontaire de dizaines de reproducteurs adultes de xénope de laboratoire, nous précise Antoine Fouquet, chercheur au CNRS. Dans la Revue Zamenis [10], ce chercheur écrivait : « les soupçons quant à l’origine de ces populations allochtones se sont vite tournés vers un ancien centre d’élevage d’animaux, pour le CNRS, situé à Fonteau ». Et, nous précise M. Fouquet, l’erreur est humaine : « Un des gérants du site, décédé à l’heure actuelle, a plus que probablement rejeté ses colonies de xénope dans l’environnement, croyant qu’elles ne passeraient pas l’hiver ».

Si cette bestiole est invasive et porteuse de maladie, pourquoi l’avoir utilisée ? Pour le pdg, la réponse est évidente : « c’est le modèle sur lequel tous les biologistes dans le monde apprennent le développement embryonnaire [11]. Le Xenopus laevis est l’espèce de référence pour évaluer la perturbation thyroïdienne selon la Ligne Directrice OCDE n°230. Ceci permet de comparer la valeur mesurée d’une eau de la baie de Seine avec le rejet de station d’épuration en amont de la région parisienne, ce qui serait impossible en comparant des espèces endogènes de chaque territoire ».

Attention aux effets d’annonce

Issue du MNHN [12], et actuellement installée dans les locaux de Génopole, à Evry, WatchFrog est une start’up qui emploie onze personnes. Économiquement, WatchFrog se porte bien. Elle travaille en partenariat avec le géant de l’eau et de la propreté, Veolia, notamment pour la production et la commercialisation de la FrogBox depuis 2013 [13] [14]. Elle travaille aussi avec Sanofi et l’industrie des cosmétiques. Et l’évolution de la réglementation, estime le pdg, va aussi servir de levier. Gregory Lemkine pense pouvoir commercialiser ses FrogBox d’ici la fin de l’année 2015, elle deviendra alors la première entreprise à commercialiser des tests biologiques « mobiles » pour les PE. Et pour Lemkine, le seul concurrent notoire reconnu est une entreprise chinoise…

La commercialisation de ces tests nécessite des investissements importants. L’entreprise a réussi à lever 1,5 million d’euros auprès du Groupe Chevrillon et de CapDecisif Management [15]. Gregory Lemkine nous explique qu’il n’aurait pas pu développer de tels tests s’il était resté dans la recherche académique. WatchFrog a aussi reçu plusieurs subventions publiques, notamment via le projet européen Biottope, qui a bénéficié d’une aide européenne de 1,2 million d’euros (sur un budget total de 2,4 millions d’euros) [16]. Prosaïquement, souligne le pdg, « ça permet de payer les salaires de nos chercheurs, mais surtout ces programmes permettent de faire avancer des idées, de faire accepter l’idée que la chimie ne peut pas seule permettre de déterminer une bonne qualité de l’eau ».

Pour attirer les investisseurs, WatchFrog ne promet-il pas monts et merveilles ? Plusieurs chercheurs nous ont confié être gênés par la campagne de marketing de cette start’up. Le test a été mis au point par le Muséum, il y a déjà plus de quinze ans et ne permet pas de tester l’ensemble des polluants, ni même l’ensemble des PE, contrairement aux affirmations de WatchFrog : « La technologie WatchFrog permet : la réalisation de tests d’écotoxicité des produits chimiques pour l’évaluation du risque environnemental ; la mesure des perturbateurs endocriniens désignés par les directives OCDE et la réglementation REACH ; l’identification de l’effet de polluants dans l’environnement (i.e. dans l’eau de boisson, les eaux de surfaces, les rejets industriels, les boues…) » [17].

Interrogé par Inf’OGM, Yves Levi, professeur à l’Université Paris-Sud, respecte le travail réalisé en amont et l’intérêt d’un essai in vivo pour la mesure des effets PE mais reste prudent face aux informations médiatisées de WatchFrog : « si vous me dites « est-ce que ce test donne des informations sur tous les effets toxiques des eaux usées », je vous dirais non car il a été conçu pour donner une réponse à un type de perturbation hormonale mais n’est pas un test développé pour mesurer d’autres effets comme les génotoxiques par exemple. Il s’agit simplement de l’utiliser pour ce qu’il est capable de mesurer et pour lequel il a été conçu ». Autrement dit, tous les polluants préoccupants n’imitent pas les hormones de type œstrogènes ou thyroïdiennes, et donc ne seront pas détectés par le procédé de WatchFrog.

D’autres chercheurs, eux aussi impliqués dans la mise au point de tests pour la recherche, se montrent plus radicaux. Parmi eux, Olivier Kah, chercheur à l’Université de Rennes, nous explique que ce qui fait la valeur d’un test, c’est sa sensibilité. Or, affirme-t-il, « les tests commercialisés à l’heure actuelle par WatchFrog ne présentent pas nécessairement une sensibilité adéquate. Si un test ne réagit qu’à de fortes doses, cela veut dire que les faibles doses ne sont pas détectées. Or ce sont justement ces dernières qui posent problème en matière de PE ». D’ailleurs, Inf’OGM n’a pas trouvé sur leur site Internet de courbes doses / réponses.

Certains acteurs du dossier des PE mettent en garde contre la tentation des autorités en charge de la santé publique de valider réglementairement des tests à la portée limitée pour contenter tout le monde : l’industrie pourra continuer à polluer, le politique pourra brandir une norme et dire qu’il a tout fait pour protéger la santé… et les vendeurs de ces tests auront un marché captif pour leurs produits. Au cours de nos entretiens nous avons ressenti une amertume chez certains chercheurs. Ils n’arrivent pas à travailler correctement notamment du fait des très nombreux conflits d’intérêt dans ce domaine. Et de fait, l’industrie est présente dans les commissions réglementaires et au sein des programmes de recherche nationaux [18].

Des tests efficaces, mais chers et incomplets

Jean-Philippe Besse, du Syndicat intercommunal du Bassin d’Arcachon (Siba) [19], a travaillé avec WatchFrog. Il souligne que « les tests biologiques ne peuvent pas réglementairement remplacer actuellement les analyses chimiques, étant donné que la réglementation actuelle impose une quantification d’un certain nombre de molécules polluantes dans les eaux. Il n’y pas encore d’obligation d’évaluer les PE ». Utiliser ce test ne permet donc pas à ce niveau-là d’économie. Le responsable du Siba a conscience des limites de l’analyse chimique, du fait des milliers de micro-polluants existants dans un milieu complexe (nombre d’espèces aquatiques très important, par exemple) : il est impossible de tout tester chimiquement. Le Siba a évalué deux tests biologiques différents : ceux de WatchFrog, et ceux mis au point par l’Inserm de Montpellier et utilisés par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) sur des cellules (test in vitro) et a décidé de continuer avec l’Inserm. Raisons invoquées ? « Nous avons plus l’habitude de travailler avec eux et nous préférons passer par un partenariat dans le cadre d’un projet scientifique ». En conclusion, notre interlocuteur a tenu à rappeler que ces outils ne font pas tout : « Le plus important, c’est de mettre les différents utilisateurs de l’eau et du Bassin autour de la table. Pour préserver l’environnement, la biologie ou la chimie c’est une chose, mais il faut surtout des mesures de gestion et des instances de dialogue ».

La station d’épuration de Bruxelles nord, Aquiris, « la vitrine technologique de Veolia », est une des rares à tester chez elle la FrogBox. Un des responsables de la station nous a affirmé que l’outil était fonctionnel et les résultats cohérents avec ceux réalisés par d’autres moyens techniques. « Mais le coût risque d’être conséquent. Une analyse chimique (méthode chromatographie en phase gazeuse) coûte environ 250 euros l’échantillon… 300 euros pour des analyses de métaux… Mais là, on parle de plusieurs milliers d’euros pour une semaine de mesure, sur place et envoi de la cartouche à WatchFrog. Or, actuellement, ce test est en plus des tests chimiques obligatoires ». Ce que confirme un article des Echos : « Son coût [de la FrogBox] avoisinera les 20 000 euros pour un suivi sur site, heure par heure » [20]. En terme administratif, « c’est WatchFrog qui gère tous les agréments ».

AFNOR : une norme sur mesure pour WatchFrog ?


Rien de telle qu’une norme faite sur mesure pour assurer le développement industriel et commercial d’un procédé. WatchFrog est présent dans de nombreuses commissions réglementaires. L’entreprise participe donc activement à la commission de normalisation AFNOR T95 E sur l’éco-toxicologie, aux côtés d’autres industries comme Veolia, Suez Environnement, L’Oréal… Cette commission est sur le point de finaliser deux normes : « Qualité de l’eau – Détection in vivo des effets des perturbateurs endocriniens : mesure des effets sur l’axe thyroïdien d’embryons amphibiens (Xenopus laevis) et mesure des effets sur l’axe œstrogénique d’embryons de poissons (Oryzias latipes) » [21] [22].

Coïncidence du calendrier, la norme AFNOR devrait être finalisée en juillet 2015, soit quelques mois avant que WatchFrog soit prêt à commercialiser sa FrogBox.

Pour le Pr. Yves Levi, les modèles biologiques ne permettent pas à eux seuls de piloter une station d’épuration et il doute de l’intérêt d’une mesure heure par heure : « la pollution étant relativement stable sur des courtes périodes, aucune station d’assainissement n’a d’intérêt à gérer les micropolluants heure par heure. L’inertie de la station est trop grande. Le faire de temps en temps est suffisant pour valider la fiabilité du traitement ». Yves Levi rappelle que le test donne une réponse semi-quantitative, avec trois valeurs : vert, orange et rouge. « Des essais in vitro, qui ne comportent toutefois pas la métabolisation d’un animal vivant et ne peuvent être appliqués sur le terrain, permettent une réponse quantitative de perturbation des récepteurs aux hormones et font partie des outils utilisés depuis des années en laboratoire pour l’évaluation des eaux usées ».

WatchFrog : un test biologique parmi d’autres…

Nous n’avons pas pu établir une liste exhaustive de toutes les recherches actuellement menées. C’est un domaine de recherche en pleine expansion, avec des rivalités et des concurrences extrêmement dures. En effet, la première équipe qui réussira à faire valider son test par les autorités aura une manne financière garantie, surtout si, au préalable, elle a pris soin de le breveter. Il existe de nombreux tests biologiques, in vivo et in vitro. Olivier Kah considère que les autorités sanitaires n’ont pas à choisir : « il faut avoir le plus d’outils possibles et aucun test, même le plus performant possible, ne pourra jamais détecter l’ensemble des PE ». Les tests in vitro, qui existent depuis longtemps, et « marchent très bien » selon O. Kah, s’ils peuvent présenter l’intérêt d’être plus rapides, ne sont pas forcément moins chers. Si le test sur levure est plutôt bon marché, accessible, les tests sur lignées cellulaires sont plus chers du fait du coût de la culture cellulaire en elle-même. Pour Patrick Balaguer, de l’Inserm, les test in vitro « sont plus sensibles, mais ils ne reflètent pas la réalité (métabolisme, bioaccumulation) ». L’intérêt principal des tests in vivo est de pouvoir détecter les effets de la biotransformation d’une molécule par un organisme. Ce n’est pas forcément la substance mère qui a un effet sur l’organisme mais des métabolites fabriqués par l’animal. Ainsi, il a été montré que le DDE, un dérivé du DDT dans le corps humain, est beaucoup plus perturbateur des récepteurs œstrogéniques que la molécule originale.

Parmi les tests in vitro, citons celui de l’équipe du directeur de recherches Inserm, P. Balaguer, à Montpellier. Son équipe et lui ont mis au point une cinquantaine de lignées de cellules cancéreuses génétiquement modifiées pour émettre de la lumière (via le gène de la luciférase) lorsqu’un récepteur nucléaire est activé. Ces lignées peuvent rendre compte de la présence de perturbateurs endocriniens de type œstrogène, androgène, thyroïdien, mais aussi la présence de dioxines, etc. Elles sont d’ores et déjà disponibles pour des prestataires publics ou privés, moyennant la mise au point d’un contrat commercial entre l’Inserm et le prestataire. P. Balaguer nous précise « qu’ils évaluent des produits purs ou des échantillons environnementaux, qu’ils travaillent sur l’efficacité de médicaments contre des cancers hormonaux-dépendants (sein, prostate) et qu’ils cherchent à déterminer si l’exposition à des PE augmente le risque de cancers, ce qui n’est pas encore démontré. La valorisation de certains de nos outils nous permet d’augmenter nos moyens de recherches en fonctionnement et en personnel ». En Suisse, une équipe a développé un test « simple, bon marché et accessible » [23] avec des levures GM dans lesquelles la fixation des substances au récepteur des œstrogènes a été couplée à une réaction colorimétrique.

Parmi les tests in vivo, nous devons distinguer deux « catégories » : ceux qui travaillent avec des animaux vivants adultes et ceux qui travaillent avec des micro-organismes au sens de l’OCDE. Actuellement, l’utilisation d’animaux est de plus en plus contestée.

Il y a déjà des tests « à l’ancienne » qui mesurent la toxicité globale sur des poissons, comme le truitotest, utilisé notamment à Decazeville [24]. Le mouvement des truites est surveillé par un radar. Si des signes de stress sont perçus par le radar, la présence de polluants chimiques est plus que probable, le pompage s’arrête immédiatement. Un autre test, qui utilise aussi des truites adultes, cherchera à quantifier le taux de vitellogénine dans le sang des mâles. Si ce taux est important, la présence de PE est avérée. Ce test existe depuis trente ans. S’il fonctionne correctement, il est cependant plus cher et plus long à mettre en œuvre. O. Kah ou G. Lemkine s’accordent pour considérer que leurs tests font « la même chose en deux jours sans tuer les animaux ».

Dans la famille des tests in vivo, citons celui mis en place par une équipe conjointe de recherche publique Ineris / Inserm qui utilise des embryons de poissons zèbres [25] [26]. Les poissons-zèbres ont été génétiquement modifiés pour qu’ils expriment une fluorescence quand le récepteur de l’œstradiol est activé. Ainsi, si ce poisson rencontre une substance œstrogénique, qui traverse allègrement les parois des cellules, cette substance va trouver le récepteur qui, lui, activera un gène œstrogéno-dépendant (le gène aromatase B), particulièrement sensible. Olivier Kah précise qu’ils ont déjà testé plus de 65 molécules, dont la moitié provoquait la fluorescence. Ils continuent de tester d’autres molécules. Mais ce test n’est pas commercialisé et n’est pas protégé par un brevet : « en ce moment, nous travaillons avec des laboratoires de recherche publique, en France et à l’étranger pour qu’ils évaluent la robustesse du test ». Il regrette cependant que les stations d’épuration qu’il a contactées n’aient jamais répondu à ses sollicitations : « c’est très choquant pour les consommateurs que nous sommes tous ». Ces travaux ont aussi bénéficié de subventions publiques.

Qui autorise ? Le ministère de la Recherche

Suite à une évaluation par la Commission du Génie Génétique [27], le ministère de la Recherche a accordé, en 2008 et renouvelé en 2013, un agrément de groupe I (et confinement L1) pour l’utilisation de larves de Xenopus laevis (détection de substances polluantes ou pharmaceutiques) et de larves de médaka (détection de substances œstrogéniques). Et suite à une évaluation réalisée par le HCB (avis du 9 juillet 2009) [28], un autre agrément de groupe I a été accordé « pour l’appareillage de détection en flux de polluants ou toxiques par l’emploi de larves transgéniques de classe 1. Utilisation sur prélèvement à la source en conditions confinées ».

D’après Lemkine, le HCB s’intéresse uniquement à deux critères : la dissémination et la nocivité du transgène. Pour la dissémination, nous avons déjà décrit le dispositif sécurisé… Quant au transgène, il produit une protéine très connue, la GFP. Elle fait partie de la panoplie de base du petit biologiste moléculaire. Précisons cependant que le HCB a un nombre très important de demandes d’agrément pour des OGM en milieu confiné. Ces dossiers sont donc expertisés rapidement.

Au HCB, on nous précise que les agréments reçus par WatchFrog « leur permettent de tester dans leurs locaux, les eaux apportées par leurs clients (vente de service). Mais, la vente du matériel biologique GM est soumise aux lois sur l’utilisation confinée d’OGM et doit faire l’objet d’une déclaration d’utilisation d’OGM en milieu confiné par chaque acheteur potentiel. Les modalités de vente de tests (vente du matériel biologique ou vente du service) par la société WatchFrog que vous évoquiez ne nous sont pas connues ». WatchFrog entend commercialiser ses premières FrogBox « d’ici la fin de l’année », mais « la FrogBox ne sera jamais en vente libre. Et WatchFrog prendra en charge l’ensemble des éventuelles démarches administratives ».

Ces tests ne sont pas l’alpha et l’oméga

Résumons : aucun test ne pourra seul détecter l’ensemble des polluants, mais l’opacité et la concurrence semblent avoir fait place à la nécessaire collaboration scientifique, laissant le politique dans une situation délicate. Ensuite, l’Inserm et l’Affset (devenue Anses) s’inquiètent : « Même si la plupart des études ont porté sur des aspects liés à l’eau, il importe toutefois de ne pas focaliser cette thématique sur l’eau potable qui ne contribue certainement que pour une part minoritaire aux expositions humaines dans les pays développés disposant de filières de potabilisation modernes et adaptées. (…) Les expositions se font également par l’alimentation ou les cosmétiques et focaliser l’attention sur l’eau comme « récepteur » permet également de faire oublier les raisons et les sources qui génèrent cette pollution des milieux naturels » [29].

Enfin, faut-il travailler en amont ou en aval de la filière ? La Fondation Sciences Citoyennes (FSC) [30] s’étonne : « La logique (…), qui consiste à détecter les résidus médicamenteux et perturbateurs endocriniens après coup est contestable quand elle ne s’accompagne pas de la prévention pour réduire ces polluants à la source ». Une remarque qui a fait bondir G. Lemkine : « Ce n’est pas parce qu’on fait des mesures en sortie qu’on ne peut pas en faire ailleurs. Et surtout, si on veut protéger l’environnement, notre devoir est de nous assurer que les eaux qu’on rejette sont de bonne qualité ». La question de la FSC visait, non ce projet en soi, mais la sphère politique et l’affectation des subventions. WatchFrog a en effet bénéficié de plusieurs aides publiques pour la mise en place de son protocole, de sa méthode, etc. Cette question est au final politique et non technique. Et il ne faudrait pas que la technique excuse une fois de plus l’absence de prise de risque politique et de vision à long terme…

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Xenopus laevis, le crapaud à griffe ou dactylère du Cap, originaire d’Afrique australe, est un amphibien anoure de la famille des pipidae, http://www.snv.jussieu.fr/vie/dossiers/XenAnimaLabo/Xenopanimalabo.html

[6La GFP a été découverte en 1962 et vingt après, D. Prasher clonait la séquence génétique qui la codait. En 1994, M. Chaffe modifiait des bacteries E.coli pour qu’elles expriment cette GFP. http://www.snv.jussieu.fr/~wboudier/ens/cours/cours-mec-proteines-fluorescentes.pdf

[8Sébillot et al., Rapid fluorescent detection of (anti)androgens with spiggin-gfp. Environmental Science & Technology, 2014. Ce travail a bénéficié des fonds publics européens (7° programme cadre et japonais (ministère de l’Environnement et ministère de la Science et de la Recherche)

[9Le projet Station de Vigilance des Eaux Hospitalières, qui a bénéficié d’une aide de 1,35 million d’euros, a pour objectif de mettre en place une offre compétitive de « station de vigilance » dédiée aux eaux hospitalières, alliant des technologies et services optimisés de surveillance et de mesure biologiques couplés à de l’analyse chimique. Piloté par Watchfrog (91), le projet associe pour trois ans les sociétés Toxem (76), Profilomic (92) et Alyxan (91), le Programme Interdisciplinaire de Recherche sur l’Environnement de la Seine (PIREN Seine), l’UMR Environnements et Paléoenvironnements Océaniques et Continentaux (EPOC, Université Bordeaux 1 et CNRS), l’UMR Ecologie, Systématique et Evolution (Université Paris Sud, CNRS et AgroParis Tech) et l’association Nova Green (91).

http://www.revue-ein.com/archives-actus/1079/Appel_%C3%A0_projets_Eco-industries_2012_:_le_secteur_de_l%27eau_se_taille_la_part_du_lion/?rech_globale=%2BWATCHFROG

[11plus d’une centaine de laboratoires de recherche l’utilisent en France ainsi qu’en témoigne l’activité du CRB : http://xenopus.univ-rennes1.fr/fr/le_xenope

[12La collaboration et les liens avec le Muséum sont donc assumés, transparents, et indiqués sur leur site internet : une des co-fondatrices, le professeur Barbara Demeneix « dirige le département Régulations, Développement et Diversité Moléculaire du Muséum National d’Histoire Naturelle ainsi que le laboratoire dont est issue WatchFrog et le pdg de WatchFrog, Gregory Lemkine, était, avant 2005, en charge de la valorisation au MNHN à Paris ». C’est d’ailleurs un brevet CNRS / MNHN qui a été déposé sur cette technologie : https://register.epo.org/application?lng=fr&number=EP03756011

[18Au PNRPE, on retrouve l’Oréal, Procte&Gamble, WatchFrog, Suez Environnement, etc.

[19Le SIBA a confié l’exploitation du service public d’assainissement collectif à la société SAGEBA (Société d’Assainissement et de Gestion de l’Environnement du Bassin d’Arcachon), société dédiée du groupe Veolia Eau, qui assure cette exploitation sous le nom de marque « ELOA », http://eloa-bassin-arcachon.fr/qui-sommes-nous

[20Houzelle, C., « WatchFrog trace les polluants avec des larves fluorescentes », Les Echos, 17 mars 2015, http://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/0204222032273-watchfrog-trace-les-polluants-avec-des-larves-fluorescentes-1102630.php?EKFJwcI41isquRD4.99

[24« Les eaux de là sont mieux protégées », La Dépêche du Midi, 3 novembre 2003

[26Une autre équipe, à l’université d’Exeter (Royaume-Uni), travaille aussi avec des poissons-zèbres génétiquement modifiés pour devenir fluorescents quand certains polluants sont présents dans le corps du poisson

[27Évaluation que nous n’avons pas pu nous procurer, pas plus que l’avis publié le 3 juillet 2008 : « L’agrément délivré par le ministère reprend l’avis donné par le HCB, l’avis lui-même ne pouvant être transmis à un tiers ». Une personne du HCB nous a cependant affirmé : « Pour votre information les avis du HCB sur les demandes d’utilisation confinée d’OGM sont publics puisque repris in extenso dans l’agrément délivré par le ministère, lui même public et consultable après demande au ministère. Ces avis correspondent à un niveau de confinement requis et sont concis (par exemple : « C1 ») ils sont parfois plus longs et précisent par exemple des mesures de protection individuelles, d’élimination des déchets spécifiques ». Mais malgré cette affirmation, nous n’avons rien pu obtenir… Bizarre, vous avez dit bizarre…

[28Petite anecdote : le dossier de WatchFrog a été étudié lors de la première réunion du HCB : « Du fait de la restructuration et de l’absence d’un secrétariat dédié, cette séance a été hébergée par le ministère de la recherche et l’avis du HCB a été directement saisi dans l’agrément. Le HCB ne possède donc aucun autre document que ceux dont vous disposez déjà ». 

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