Les pays d’Amérique latine n’échappent pas à l’obligation faite par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) [1], dans son article 27-3b des accords sur la propriété industrielle (ADPIC), de protéger les variétés végétales commercialisées : « les Membres prévoiront la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace, ou par une combinaison de ces deux moyens ».
Ils peuvent donc le faire soit par des brevets, soit par un système qui leur est propre (sui generis), ce qui se traduit, pour la plupart d’entre eux, par leur adhésion au système UPOV [2] (Union pour la protection des obtentions végétales, dans ses versions de 1978 ou 1991, cf. tableau et encadré ci-dessous). Ils peuvent donc aussi en théorie combiner ces deux moyens. En effet, l’interdiction de breveter une variété végétale n’empêche nullement le brevet sur un gène (ou plutôt sur une « unité fonctionnelle d’hérédité ») ou sur un procédé d’obtention microbiologique, à l’instar de ce que permettent les lois de l’Union européenne. Du coup, la plante qui contient le « gène » breveté est propriété légale du détenteur du brevet. Certains pays cependant l’interdisent (cf. infra).
On notera dans le tableau que sept pays (35%) n’adhèrent pas du tout à l’UPOV (les plus petits, avec leur statut de « pays moins avancés », n’ont pas les mêmes obligations à court terme), parmi lesquels deux grands pays : le Venezuela et Cuba [3]. Dix pays (50%) sont à l’UPOV dans sa version de 1978 et trois (15%) à l’UPOV de 1991. Mais l’UPOV ne fait pas tout : la coexistence de l’agriculture industrielle avec les semences paysannes dépend certes des lois nationales de propriété industrielle, mais aussi d’autres lois (commercialisation / catalogue, sanitaire, biosécurité...), notamment celles qui reconnaissent et protègent ou criminalisent les systèmes semenciers « informels », semences paysannes ou créoles.
Rappelons la différence majeure entre les deux versions de l’UPOV : celle de 1991 introduit la notion de « variété essentiellement dérivée » (VED), laquelle, si elle est trop proche de la variété de départ, doit alors faire l’objet d’un paiement à l’obtenteur. Par ailleurs, dans la version 78, l’agriculteur, selon les lois nationales en vigueur [4], pouvait parfois garder une partie de sa récolte pour multiplier la semence pour son usage propre, ce qui devient plus difficile avec la version 91, mais continue toutefois à dépendre des lois de chaque pays [5]. Dans l’Union européenne, qui a adopté l’UPOV 91, un règlement de 1994 autorise la production de semences de ferme de variétés protégées par un Certificat d’obtention végétale (COV), pour 21 espèces (un décret français du 3 août 2014 a fait passer le nombre d’espèces reproductibles à la ferme en France de 21 à 34), en contrepartie de royalties versées aux obtenteurs. Avec l’UPOV 91, les durées de protection sont passées, pour la plupart des variétés, de 15 à 20 ans, et les protections s’appliquent aussi aux produits issus des variétés protégées (par exemple, de la farine) [6]. En bref, la convention UPOV de 1991, plus stricte que celle de 78 sur l’utilisation d’une variété, tend à se rapprocher du système des brevets [7]. Et elle définit, avec la notion de VED, le partage des droits de licence entre le détenteur du COV sur une variété et celui du brevet sur un des « traits » de chaque plante de cette variété... Les pays qui ont adhéré à l’UPOV avant 1991 sur la base de la convention UPOV 78 ne sont pas obligés d’adopter la convention de 91. Par contre, depuis 1991, tout nouvel adhérent est obligé d’adopter la nouvelle convention. Le cercle des pays souhaitant respecter les droits des agriculteurs ne peut donc plus s’élargir à l’intérieur de l’UPOV et il ne s’est doté, actuellement, d’aucun autre lieu de coordination.
Résistances civiles contournées par les traités bilatéraux
La résistance à entrer dans le système UPOV de 1991 est souvent le fait de la société civile dont l’appui aux organisations de petits agriculteurs est déterminant, car elle voit d’un mauvais œil la confiscation accrue des semences par quelques semenciers (voir la résistance au Chili [8], ou en Colombie où c’est la Cour constitutionnelle qui a déclaré en 2012 l’adhésion à l’UPOV 91 comme inconstitutionnelle, à cause du manque de consultation des communautés indigènes et afrocolombiennes [9]).
Les quatre pays de la Communauté andine (CAN) (Bolivie, Colombie, Équateur et Pérou) ont quant à eux adopté en 1993 une sorte de version intermédiaire entre UPOV 78 et UPOV 91 (décision 345/93 de la CAN [10]), notamment en continuant à permettre à l’agriculteur la multiplication gratuite de la semence pour son usage propre (chapitre V, article 26 [11]), mais en rallongeant en même temps la durée de protection et en introduisant la notion de variété essentiellement dérivée. Rappelons cependant que d’autres lois nationales, comme en Colombie, peuvent restreindre les droits des agriculteurs.
Cependant, les Traités bilatéraux de libre commerce (TLC) que le Pérou et la Colombie ont ensemble signé avec les États-Unis d’une part, et l’Union européenne d’autre part, obligent ces pays à adhérer à l’UPOV 91 (ou à adopter un système de protection des variétés par brevets), rendant du coup cette décision 345/93 caduque (le Pérou a adhéré à UPOV 91, les trois autres pays résistent encore).
S’il était plus facile, il y a quelques années, pour une transnationale semencière d’imposer des règles mondiales via l’OMC, on sait que ces négociations sont provisoirement bloquées [12]. Ce sont donc les Traités bilatéraux qui les remplacent. Dans ces traités, les droits de propriété intellectuelle vont souvent plus loin que les ADPIC [13], en permettant par exemple une prolongation de la protection par un brevet si un nouvel usage est découvert (pour un médicament par exemple)... Et il est toujours plus facile de négocier un accord entre deux parties qu’entre 160 pays.
Partout, de nouvelles lois sur les semences en discussion
Si les premières lois sur la protection des semences ont été impulsées par l’Institut Inter américain de coopération pour l’Agriculture (IICA) et la Fondation Rockefeller au moment de la révolution verte (années 70), on assiste à une vague de révisions de ces lois, allant toutes dans le sens d’une privatisation accrue des semences par les droits de propriété industrielle des entreprises semencières. En voici quelques exemples [14].

Avec la signature d’un accord de libre commerce avec les États-Unis, le Mexique a promulgué une loi sur les semences en 1996, proche de UPOV 78. Le gouvernement a tenté en 2012 d’aller vers UPOV 91 et de reconnaître la propriété intellectuelle des plantes transgéniques, mais la mobilisation de la société civile l’en a, pour le moment, empêché. Comme elle a empêché le Guatemala, en septembre 2014, d’approuver la nouvelle loi de protection des obtentions végétales, grâce au vote majoritaire de la Cour constitutionnelle du Guatemala. Il faut dire qu’aux plus forts moments de mobilisation, des milliers de personnes étaient dans la rue et devant l’Assemblée nationale durant deux semaines.
Vers une protection du petit agriculteur ?
La Colombie adhère à UPOV 78. La loi principale sur les semences est la Résolution 970/2010 [15], qui encadre la production, importation, exportation, commercialisation, certification variétale et sanitaire et utilisation des semences. Ces conditions s’imposent aussi aux semences de ferme ou créoles au point de rendre leur utilisation souvent impossible. A tel point qu’il n’existe plus de variétés autochtones de riz ou de coton (la Colombie est pourtant centre d’origine d’une variété de coton) [16]. Après que le gouvernement, en s’appuyant sur les aspects sanitaires de cette loi, ait confisqué des semences de ferme et paysannes en 2012-2013 [17], la population s’est révoltée et le gouvernement a suspendu pour deux ans l’application de cette loi, promettant d’ « établir de nouvelles règles sur un usage des semences "qui n’affecteraient pas les petits agriculteurs" ».
Au Brésil, la situation de la protection des semences est complexe. En effet, la coexistence de deux secteurs opposés - les immenses exploitations agricoles d’un côté, et les petits paysans de l’autre - a obligé le gouvernement à légiférer en tenant compte de cette situation. La loi nº9.456 du 28 avril 1997 sur les cultures végétales, dans son article 37-2 [18], stipule que la semence autochtone est reconnue pour les organisations de l’agriculture familiale, et que les paysans peuvent la reproduire librement... s’ils prouvent qu’elle est exempte de contamination génétique ! Pas évident donc, les laboratoires n’étant ni nombreux ni gratuits ! Mais par ailleurs, la loi de semences n°10.711 de 2003 reconnaît l’existence des « cultivars locaux, variétés traditionnelles et créoles » et autorise les membres de communautés paysannes à « multiplier ces semences et plants, à les donner, échanger et commercialiser entre eux » ; ces semences devraient être inscrites sur un registre spécifique au catalogue officiel brésilien [19], mais les modalités ne sont pas encore définies.
Et depuis 2013, un programme national d’achats publics offre un débouché important aux paysans qui développent leurs propres semences. Grâce à ce programme, le gouvernement achète des semences paysannes directement aux paysans et paysannes et les met à disposition d’autres paysans gratuitement, contournant ainsi le marché, ce dont se plaint le gouvernement des États-Unis [20].
Par ailleurs, à l’instar de l’Argentine, les semences, transgéniques ou non, ne peuvent être brevetées au Brésil, même par l’intermédiaire d’un gène breveté inséré, la loi excluant de la brevetabilité tout ou partie de plantes ou d’animaux (cf. article 18 de la loi 9279/96 sur les brevets). Malheureusement, une entreprise comme Monsanto peut (et ne s’en prive pas) détourner cette interdiction, en brevetant aux États-Unis et en faisant valoir la « priorité unioniste » devant les instituts nationaux en charge de la propriété industrielle (INPI) brésilien et argentin qui assure la validité du brevet dans le monde entier [21]. Un autre moyen utilisé « est d’identifier le gène par sa protéine, donc comme substance chimique brevetable » [22].
Dans sa loi sur les semences 385/94, le Paraguay permet à l’agriculteur (article 35) de « semer et conserver le produit de sa récolte pour son usage propre, ou pour la vente de matière première ou d’aliment ». Si les agriculteurs profitent de cette situation, de grands groupes également, qui, à l’instar du Groupe Favero, produisent du soja transgénique... de Monsanto, mais paraît-il pour des petites parcelles ! [23]
Des contrats pour lier les paysans
En Argentine, la loi sur les semences 20.247/73 date de 1973 et a été révisée une première fois en 1991 pour y incorporer des éléments sur la propriété intellectuelle se rapprochant de l’UPOV 1978, à laquelle l’Argentine adhère par la suite (en 1994 avec la loi 24.376). Suite à l’adoption de cette législation, le nombre de variétés protégées passe de 26/an (de 1982 à 1991) à 70/an (de 1992 à 2001) [24]. Et le pourcentage de variétés certifiées augmente lui aussi, passant de 18% à 82% pour le blé et de 35% à 94% pour le soja, suite à l’introduction des règles UPOV [25]. Les agriculteurs peuvent cependant continuer à semer leurs propres semences, les échanger ou les offrir, mais, contrairement au Brésil, pas à les vendre comme semences [26]. Depuis 2012, cette même loi est de nouveau en processus de révision (cf. ci-dessous), mais l’opposition du secteur paysan est forte.
D’autre part, la loi N° 24.572 de 1995 interdit de breveter toute matière vivante préexistante dans la nature, c’est-à-dire « la totalité du matériel biologique et génétique existant dans la nature ou sa réplique, dans les processus biologiques implicites de la reproduction animale, végétale et humaine, en incluant les processus génétiques relatifs au matériel capable de conduire sa propre duplication en conditions normales et libres comme celles que l’on trouve dans la Nature » (article 7b). En Argentine, la matière vivante ne peut être considérée comme une invention, même si elle a été isolée, purifiée ou caractérisée [27], et les méthodes naturelles d’obtention d’un être vivant ne sont pas brevetables. A contrario, les méthodes non naturelles, comme le processus de fabrication des plantes transgéniques, sont brevetables [28]... mais pas leurs produits [29] : les plantes transgéniques ne sont donc pas brevetables, et ce, quel que soit le procédé d’obtention.
Quand en juillet 2012 Monsanto demande un brevet sur une plante transgénique de maïs, le ministre de l’Agriculture annonce en août l’ouverture de la révision de la loi semences, pour pouvoir protéger les semences transgéniques. Tollé de la société civile, des organisations paysannes, y compris de la Fédération Agraire Argentine (FAA), l’une des organisations agricoles les plus importantes du pays : celles-ci argumentent que la loi privatise les semences, empêchent les agriculteurs de reproduire leurs semences, renforcent le rôle des multinationales et favorisent l’introduction de plantes transgéniques. Qu’à cela ne tienne, dans le même temps, Monsanto introduit une nouvelle semence de soja aux gènes empilés, tolérant des herbicides et produisant un insecticide Bt : le soja RR2 Pro intacta. Et puisque la loi n’est pas encore votée, Monsanto impose des contrats aux agriculteurs qui souhaitent utiliser ses semences, les obligeant entre autres à payer une redevance, à géolocaliser leurs parcelles et bien sûr à ne pas les ressemer l’année suivante [30]. Faut-il que les agriculteurs soient acculés, ou bien tirent-ils des bénéfices de court terme pour ces semences ? : quoiqu’il en soit, Monsanto affirmait en mars 2015 que « 70% des producteurs qui utilisent cette technologie ont déjà payé la redevance » [31]. Et pour ceux qui refusent, Monsanto s’est entendu avec les principaux exportateurs pour qu’ils facturent eux-mêmes les royalties ou, dans le cas contraire, qu’ils refusent les cargaisons. La Fédération argentine agraire (FAA) dénonce vigoureusement ces ententes et envisage de porter plainte si le gouvernement argentin ne bouge pas [32].
Garantir la souveraineté semencière
L’Équateur est en transition pour sa législation sur les semences. Si la loi de 1976 est pour le moment toujours en vigueur, la nouvelle Constitution garantit la souveraineté alimentaire, la promotion de l’agriculture paysanne et de l’agroécologie (articles 281 et 633). Elle interdit les droits de propriété intellectuelle sur l’agrobiodiversité, les connaissances traditionnelles et les produits dérivés des ressources génétiques (articles 322 et 402), ainsi que l’usage des semences et cultures transgéniques.
Autre cas intéressant, le Venezuela. Il a abandonné la Communauté andine (CAN) entre autres pour ne pas avoir à appliquer l’UPOV 91 suite au TLC avec les États-Unis. Une nouvelle loi sur les semences est en discussion [33], afin de garantir la souveraineté alimentaire et d’interdire l’usage des OGM [34].
La plupart des pays latino-américains vont donc vers un renforcement de la privatisation des semences, mais un certain nombre tentent de maintenir un espace légal spécifique aux semences autochtones : le Brésil, avec son agriculture duale, en est un bon exemple. Les cas plus atypiques de l’Équateur et du Venezuela [35], avec de prochaines promulgations de lois qui semble-t-il seront différentes, puisque basée sur la souveraineté alimentaire, sauront-ils montrer une autre voie ?