n°128 - mai / juin 2014Interview / débat contradictoire

La recherche participative : paysans et chercheurs, partenaires

Par Frédéric PRAT

Publié le 30/04/2014

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Pierre Rivière* fait partie de ces chercheurs pour qui le chemin compte au moins autant que les résultats. Un chemin qu’il ne parcourt pas seul puisque, outre ses collègues de l’Inra du Moulon, dont sa directrice de thèse, Isabelle Goldringer, il a participé durant quatre ans à une recherche sur la sélection variétale de blé tendre directement avec les paysans futurs utilisateurs de ces variétés (pour les résultats, cf. encadré). Nous lui avons demandé quelles étaient les forces et faiblesses de ce type de recherche novatrice.

Inf’OGM : Pourquoi avoir décidé de vous lancer dans la sélection végétale participative ?

Pierre Rivière : Je souhaitais travailler sur une recherche appliquée en amélioration des plantes qui corresponde à une certaine éthique. Il me semble important de réfléchir à l’impact des connaissances qui vont être produites par un travail de recherche et aux formes de société à qui elles profitent. De plus, la recherche participative est très stimulante car elle mobilise de nombreuses disciplines et renforce le lien entre terrain et laboratoire, entre paysans, animateurs, techniciens et chercheurs. Ce type de recherche permet de rapprocher science et société.

Quels sont les principaux avantages de ce type de recherche ?

Dans notre cas, la sélection participative repose sur trois points importants : l’utilisation de variétés-populations hétérogènes, la décentralisation de la sélection directement dans les fermes et la co-construction du programme entre les acteurs. Les variétés-populations sont évolutives : elles ont une grande capacité d’adaptation. En décentralisant la sélection, cette capacité est valorisée : les populations vont s’adapter à la diversité des environnements et des pratiques. Tout ce travail prend sens lorsqu’il est participatif. Mais au-delà d’une simple participation, c’est une véritable co-construction qui se met en place entre les acteurs. Cette co-construction permet de créer un mode de fonctionnement, une organisation collective qui trouve son équilibre entre les différentes contraintes des acteurs. D’un côté, les paysans qui souhaitent s’autonomiser dans la gestion et la sélection de leur semence. De l’autre côté, les chercheurs qui doivent rentrer dans les canons de la recherche afin d’être reconnus par leurs pairs. Et au centre, les animateurs qui permettent de mettre en lien les différents acteurs au sein d’un réseau. Cette interaction d’un genre nouveau est source de nouvelles connaissances issues du collectif, aussi bien dans les champs que dans les laboratoires.

Y a-t-il eu des résultats inattendus intéressants dans cette recherche ?

Rien n’était prévu à l’avance ! Avec ce type de projet, on ne sait jamais où l’on va arriver ! La co-construction conduit à des résultats inédits. Parmi les résultats, nous pouvons mentionner que des paysans se sont mis à créer leurs propres variétés-populations par croisements et que certains paysans utilisent en production des variétés-populations issues du programme de sélection. De nouvelles méthodes statistiques ont été développées afin de prendre en compte les contraintes des paysans dans leurs champs. Ces méthodes valorisent les larges réseaux d’essais, comme on peut le rencontrer dans notre projet. Sans cette interaction entre paysans et chercheurs, de telles méthodes n’auraient pas vu le jour. De plus, des résultats préliminaires confirment l’intérêt de la gestion de variétés hétérogènes dans des réseaux de paysans : la diversité y est gérée de manière dynamique. Bien loin de la vision très fixée des banques de graines. De manière générale, le réseau de paysans est au cœur de ce projet. Ce réseau permet l’échange de résultats, de semences, de savoir-faire…

Sélection participative sur le blé tendre : Principaux acquis


La prise en compte de la diversité des environnements et des pratiques spécifiques à chaque système agroécologique appelle des approches plus décentralisées, pour une meilleure prise en compte des interactions génotype x environnement, et associant les savoirs empiriques des praticiens aux connaissances scientifiques.

L’objectif de la thèse de Pierre Rivière [1] était de développer une méthodologie de la sélection participative pour le blé tendre, basée sur la décentralisation et la co-construction entre paysans, associations du Réseau Semences Paysannes et chercheurs de l’équipe DEAP (Diversité, Évolution et Adaptation des Populations – Responsable : Isabelle Goldringer) de l’Inra du Moulon.

Cette approche visait à créer des variétés-populations adaptées aux environnements et aux pratiques des paysans, à développer des méthodes et des outils opérationnels pour la gestion et la sélection de la biodiversité cultivée à la ferme et à renforcer l’apprentissage et l’autonomie des paysans en matière de sélection. Ce travail s’est basé sur une approche interdisciplinaire dans les champs de la statistique, génétique quantitative, génétique des populations, bio-informatique et sociologie. Les objectifs ont été en partie atteints avec la création de méthodes et d’outils : fiches de suivi de la culture, base de données permettant de gérer les relations entre lots de semences dans un large réseau d’acteurs, dispositifs expérimentaux à la ferme et méthodes statistiques permettant de prendre en compte le déséquilibre des essais à la ferme, en profitant du large réseau d’expérimentation, afin de réaliser des comparaisons de moyennes dans les fermes et d’analyser les interactions génotype x environnement dans le réseau de fermes, programme informatique qui permet de créer un dossier avec des résultats personnalisés pour chaque paysan, livret technique sur la sélection participative, un nombre croissant de populations évaluées sur le réseau, de sélections et d’échanges de semences entre paysans, des populations, issues de croisement, plus satisfaisantes, notamment sur la résistance à la verse… Cette nouvelle méthodologie, évolutive, place les paysans au cœur de la sélection et de la gestion des ressources génétiques. Ce projet participe à la transition vers un nouveau système semencier adapté à l’agroécologie.

Une recherche décentralisée multi-acteurs est-elle plus compliquée qu’une recherche classique centralisée réalisée seulement par des chercheurs ?

Au niveau de la recherche décentralisée, une première difficulté vient de l’organisation et de la logistique. De plus, une telle recherche demande de développer de nouvelles méthodes qui ne sont pas présentes en routine comme c’est le cas dans la sélection centralisée. Au-delà de la décentralisation, la participation augmente la difficulté : il faut trouver un terrain d’entente, il faut se comprendre entre des mondes parfois assez éloignés. La recherche centralisée est performante pour la sélection de variétés adaptées à l’agriculture intensive basée sur des intrants chimiques. En revanche, pour développer des variétés adaptées à la diversité des systèmes agroécologiques, il est important de prendre en compte les interactions entre les variétés et les environnements. La majorité des études scientifiques sur le sujet montre que la sélection décentralisée est alors une sélection plus efficace.

Quelle image, des chercheurs comme vous qui développez la sélection participative avec des paysans, avez-vous dans la communauté « classique » des chercheurs ? Après le tout biotech des années 90 et début 2000, sentez-vous aujourd’hui une évolution à l’Inra dans l’approche de la sélection végétale ? Et si oui, quels en ont été les facteurs déclenchants ?

Notre travail est en général bien reçu par les agronomes, les écologues, les sociologues. En revanche, il n’est pas bien reçu dans le monde de l’amélioration des plantes où de nombreux chercheurs critiquent la recherche participative. Notre travail remet beaucoup en question ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui. Actuellement, l’amélioration des plantes est techno-centrée avec l’utilisation des marqueurs moléculaires. Notre approche est plus paysan-centrée. Ce sont deux approches qui reflètent deux visions du monde différentes. Nous sommes critiqués sur le fait que notre recherche «  n’est pas sérieuse ». L’amélioration des plantes est basée sur la prédiction de valeurs génétiques. On sait le faire quand on contrôle tous les facteurs comme c’est le cas en station de recherche. Dans le cas d’une recherche à la ferme, en partenariat avec des paysans, c’est plus difficile. Tout notre travail est à contre courant du système actuel.

L’Inra travaille de plus en plus sur l’agroécologie en général. En ce qui concerne la sélection, les efforts sont mis sur le techno-centré avec la sélection génomique. Même si ce travail s’affiche pour l’agroécologie, nous sommes loin de projets participatifs avec des paysans. Ces projets profitent au système en place, centralisé et techno-centré. Néanmoins, il y actuellement des projets en cours sur les mélanges variétaux. Si ces projets ne sont pas participatifs, ils explorent d’autres approches qui peuvent être intéressantes.

La recherche peut aussi se faire… sans chercheurs… mais pas sans animateur !


Les paysans ont toujours échangé entre eux. La spécialisation (chercheurs, techniciens, paysans…) a pu faire croire un temps qu’ils n’étaient plus les acteurs principaux de la recherche et du développement. Mais à l’instar du réseau semences paysannes (RSP), des milliers d’initiatives ressurgissent dans le monde entier, dont voici ici deux exemples.

Un groupe de maraîchers biologiques et de techniciens de l’ADABio (association des producteurs biologiques du Nord-Est de Rhône-Alpes), a créé, à l’automne 2011, ADABio Autoconstruction. Mission : développer et diffuser la pratique de l’autoconstruction de matériel agricole issu des adaptations des paysans.

Partie du constat qu’un certain nombre de bonnes trouvailles émergent constamment de l’empirisme et du « bricolage » irrépressible et intuitif des agriculteurs, l’association recense sur le territoire du matériel adapté, pour en tracer les plans, en corriger quelques axes, et les diffuser largement par des formations à l’autoconstruction. Cette activité de diffusion de technologies appropriées, appropriées aux et par les paysans, s’effectue également avec l’aide du « Guide de l’autoconstruction : outils pour le maraîchage biologique », et par un site internet, dont le Forum est un des éléments qui leur permet de constituer un réseau d’échange de savoirs et savoir-faire autour du machinisme agricole [2].

D’autres expériences d’échanges « de paysan à paysan » ont lieu un peu partout dans le monde. Cette notion a été théorisée dans les années 80 au Nicaragua et est devenue une référence en matière de développement rural en Amérique latine, faisant des paysans des acteurs politiquement engagés et écoutés. Au Nicaragua, ce mouvement est porté par l’Union nationale des agriculteurs et des éleveurs (Unag) dont les techniciens servent d’animateurs aux groupes de paysans. Parmi leurs réalisations, notons celle de la conservation des semences locales, avec formation des paysans, pour les récupérer, les identifier et les sélectionner. Ce programme a aussi été à l’origine de la construction de banques communautaires de semences, et de commercialisation des variétés locales [3].

La méthode et les résultats obtenus sont-ils facilement extrapolables à d’autres plantes que le blé tendre ? À la sélection animale ? A d’autres thèmes de recherche en agronomie ?

La méthode de sélection que l’on a développée est flexible et adaptable. Nous travaillons actuellement avec d’autres groupes sur d’autres espèces : maïs et arbres notamment. Il faut être conscient que c’est bien un processus qui est au centre de la sélection participative : le processus de co-construction. Chaque groupe est unique et construira son projet. Notre projet n’est qu’un exemple parmi d’autres. En ce qui concerne la sélection animale, nous n’y avons pas vraiment réfléchi. Mais si des groupes d’éleveurs sont partants, pourquoi pas !

Quel est le statut juridique des variétés populations obtenues : sont-elles totalement libres de droits ? Les paysans ont-ils – ou vont-ils – déposer un Certificat d’obtention végétale (COV) ? Un brevet ? Qu’est-ce qui garantit qu’un semencier ne va pas chercher à s’emparer des variétés obtenues ?

Ces variétés n’ont pas encore de statut juridique. Elles ne peuvent pas avoir de COV car ce sont des variétés-populations évolutives donc qui ne sont pas homogènes et fixées. Concernant le brevet, au-delà des considérations éthiques, cela me paraît compliqué car il n’y a pas de gène particulier que l’on a intégré dans ces variétés. De même le processus de sélection me paraît difficilement brevetable !

Il est possible qu’un semencier « vole » des plantes issues de ces variétés. Mais dans ce cas, il en ferait une variété lignée pure ou un hybride, et pas une population. Toute cette diversité évaluée dans les champs des paysans est une mine d’or d’information. Avec un tel réseau, il est très facile de repérer des plantes résistantes à des maladies par exemple. Il est primordial d’avoir une réflexion sur la gestion des données issues de tels programmes et de leur accès. Le groupe y travaille actuellement.

Des projets sur le feu ?

Trouver des financements afin de consolider les outils et les méthodes et d’accompagner les associations de paysans dans leur autonomisation sur la gestion et la sélection de leurs semences.

« Cheminer ensemble dans une voie de recherche » : un témoignage de Jean-François Berthellot, paysan initiateur du projet


« Un des points qui me paraît le plus important, primordial, c’est que la genèse de ma démarche de sélection a été construite avec Mme Isabelle Goldringer (Inra du Moulon). Ma démarche « d’obtention de variétés de blé tendre telles que je les imaginais » a été nourrie d’allers-retours, de partages, entre mon questionnement et les résultats de l’approche scientifique d’une généticienne qui avait, avec son équipe, obtenu des résultats sur l’observation de la dynamique de populations de blé tendre.

C’est avec cette « base » que j’ai pu imaginer « une feuille de départ » d’investigation.

En ce sens je n’ai pas participé à une recherche participative dictée d’en haut, mais chercheurs et paysans, nous avons collaboré pour cheminer ensemble dans une voie de recherche. L’accompagnement a été jusqu’à se rendre ensemble sur le terrain, là où se faisait ce type de sélection participative chez les paysans : un groupe de paysans, accompagnée par Mme Goldringer, s’est rendu jusqu’en Syrie voir le travail du Dr Salvatore Ceccarelli (de l’ICARDA, Centre international de recherche agronomique en zones sèches, basé à Alep) qui mettait à disposition des populations d’orges et de blés issues de croisements pour que les paysans gardent celles qui, dans leur contexte (leurs champs cultivés et ce qu’ils en feraient), poussaient le mieux !

Au retour de ce voyage d’étude et au vu des résultats, j’ai décidé d’entreprendre ce travail sur ma ferme bien que je savais que cette aventure serait longue (entre 5 et 10 ans). Mme Goldringer, dès ces instants, m’a fait part de son intérêt pour suivre ce travail et a cherché comment m’accompagner.

J’ai décidé de procéder à de nombreux croisements pour faire « ressortir » de la diversité entre les variétés que j’avais pu observer sur notre ferme dans le jardin collection d’observation que nous cultivions depuis des années. Mme Goldringer m’a soutenu dans ma démarche : avec son équipe, elle m’a montré comment pratiquer des croisements, mais sans jamais m’orienter dans les choix que je pourrais faire sur les croisements. C’était mon vécu, mon ressenti, qui orientaient les croisements dans un but exploratoire afin de soumettre ceux-ci à mes conditions de culture et à l’envie que j’aurais de cohabiter avec eux.

J’ai débuté ce projet de recherche seul, mais accompagné de Mme Goldringer, avec l’espoir qu’au sein de notre groupe blé du RSP, il soit un jour repris. Puis grâce à l’opiniâtreté de Mme Goldringer, lorsqu’un projet européen de recherche participative vit le jour, nous avons décidé d’y participer, et elle en prit la direction. Ensuite elle mobilisa son équipe, et un étudiant, Pierre Rivière, entreprit une thèse sur ce sujet.

Ce projet, issu d’une initiative individuelle mais nourri d’une réflexion collective au sein du RSP avec des enjeux agronomiques, sociaux, politiques, est devenu un projet collectif collaboratif avec l’équipe de chercheurs du Moulon.

Pierre Rivière et l’équipe de recherche ont pu collecter de nombreuses données pour construire cette thèse qui montre tout l’intérêt d’une recherche participative réelle tant du point de vue agronomique que social, politique, environnemental, et à travers une approche transdisciplinaire née de l’histoire d’une collaboration chercheurs-paysans.

L’histoire est ainsi. Je n’ai jamais été seul dans cette aventure, même si j’ai décidé de l’entreprendre seul, mais c’est grâce à cette collaboration :

- qu’aujourd’hui nous avons de belles variétés-populations qui nous satisfont plus que ce que nous avions par le passé ;

- qu’une dynamique collective a pu être renforcée autour de ce projet ;

- et qu’une visibilité de nos travaux a pu être énoncée de façon construite et scientifique. Tout notre travail a pris une autre envergure grâce cette recherche collaborative, une expérience unique en France
 ».

[1« Méthodologie de la sélection décentralisée et participative : un exemple sur le blé tendre » dont est issu l’article suivant : Mise en place d’une méthodologie de sélection participative sur le blé tendre en France,

Rivière P. et al., Innovations Agronomiques 32 (2013), 427-441

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