n°127 - mars / avril 2014

Semences : contre une liberté totale de leur commercialisation

Par Frédéric PRAT

Publié le 29/04/2014

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10 000 ans que les paysans sèment, récoltent puis resèment une partie de leur récolte. 100 ans à peine que pour la majorité des paysans « occidentaux », cette pratique est remise en cause par des barrières techniques et juridiques qui visent toutes à les forcer à racheter chaque année des semences industrielles. Que s’est-il passé ? Est-ce dangereux pour l’avenir des paysans et de l’alimentation ? Y a-t-il des solutions ?

Au cours du XX° siècle, et surtout après-guerre, des entreprises se sont spécialisées dans la production et reproduction de semences (en France : Clause, Vilmorin…), laissant aux paysans le soin de produire… sans reproduire. Cette dichotomie s’est accentuée plus ou moins vite selon les espèces (la technique hybride pour le maïs, par exemple, réservant assez vite la production de semences aux mains des seuls semenciers), et elle est aujourd’hui généralisée [1]. Comment en est-on arrivé là ?

Les entreprises semencières, avec la complicité des gouvernements [2], poussent à la mise en place d’une exclusivité de leur métier, principalement par deux voies : d’une part, pour les plantes allogames (à fécondation croisée), par la production d’hybrides F1, qui nécessitent pour leur obtention des techniques qui échappent à l’agriculteur (c’est un verrou biologique, en ce sens que le semis des graines issues de la récolte de ces hybrides F1 donnera en général des descendants trop chétifs pour être économiquement rentables) ; d’autre part, pour toutes les plantes, par une législation qui interdit ce qu’elles appellent une « contrefaçon », c’est-à-dire ici la multiplication de la récolte issue de « leurs » variétés par les paysans (verrou juridique). Ces protections, selon les pays, peuvent être soit des brevets (plutôt développés côté États-Unis), soit des certificats d’obtention végétale (COV), plutôt côté européen au départ [3].

Mais dans les deux cas, l’objectif est bien d’empêcher le paysan de resemer librement le produit de sa récolte, soit en l’obligeant à reverser une redevance à l’obtenteur (cas du COV), soit en l’obligeant à racheter sa semence (cas du brevet).

Les semenciers privatisent la semence… pour notre bien

Dans un premier temps, examinons les arguments des semenciers… et des gouvernements qui les protègent. Au sortir de la première mais surtout seconde guerre mondiale, les autorités voulaient coûte que coûte libérer la main-d’œuvre paysanne pour augmenter les productions industrielles, tout en augmentant aussi les productions agricoles pour nourrir les villes à moindre frais. Dans un paradigme scientiste, et qui servira aussi à recycler les usines d’armements et de produits chimiques, c’est alors l’engouement pour les engrais, les produits phytosanitaires et la mécanisation accompagnés de semences dites « améliorées » pour valoriser ce nouveau « paquet technologique ». Le gouvernement veut garantir que la semence vendue aux paysans est à la fois « productive » avec moins de paysans et plus d’engrais et adaptée aux besoins de l’industrie agroalimentaire naissante : les nouvelles variétés doivent obligatoirement répondre à certains critères techniques et génétiques [4] et être inscrites dans un catalogue des variétés pour que leurs semences puissent être commercialisées. C’est au nom de la garantie d’un « commerce loyal » que les gouvernements mettent en place l’exclusion du marché de toute semence paysanne ne répondant pas à ces normes industrielles, tout en garantissant un monopole absolu aux semences « améliorées » des obtenteurs. La dichotomie production par les paysans / reproduction par les semenciers est donc actée juridiquement, avec un arsenal législatif de plus en plus « performant » vu du côté des semenciers. Résultat : les semences coûtent de plus en plus cher, les paysans dépendent de plus en plus du semencier, mais surtout, et c’est là aussi le point principal, les semences produites dans le cadre de ce paradigme ont besoin d’un environnement artificialisé pour produire les récoltes attendues : c’est cet environnement qui s’adapte à elles, et non les semences à l’environnement. L’une des conséquences est bien sûr la pollution de l’environnement naturel, mais aussi la perte de biodiversité cultivée, et donc d’adaptabilité aux divers contextes géographiques et temporels (la possibilité de faire face au changement climatique sera en effet proportionnelle à l’ampleur de la biodiversité existante).

Cette situation prévaut dans notre monde occidental (pays riches), les paysans plus pauvres n’ayant bien souvent pas les moyens d’acheter chaque année de nouvelles semences : mais ce « handicap » pourra jouer finalement en faveur de ceux d’entre eux qui auront pu survivre en gardant leur savoir-faire en matière de production, sélection et stockage de semences. Depuis quelques années, de plus en plus de paysans dénoncent cette mainmise des semenciers sur ce premier maillon de la chaîne alimentaire que constitue la semence, et militent à la fois pour un changement du cadre juridique (interdiction des droits de propriété industrielle (DPI) sur le vivant [5]) et une réappropriation du savoir-faire en matière de production de semences [6]. Où en sont ces débats ? Quel statut juridique faudrait-il pour les semences ? Une autorisation sans limite de commercialiser n’importe quelle semence serait-elle une bonne chose ?

Des points de vue radicalement opposés

La réflexion est complexe et a déjà généré de nombreux écrits, d’autant plus que, selon les acteurs, les points de vue sont radicalement différents. Entre un obtenteur qui reprend le discours dominant (mettre sur le marché des semences saines et performantes nécessite d’être semencier professionnel, et donc d’avoir une rétribution légale pour cela), et un paysan qui produit sa propre semence, les arguments, logiquement, s’opposent. Mais la situation se complexifie encore lorsqu’on constate des divergences profondes entre les semenciers eux-mêmes (selon leur taille et leur provenance géographique, certains défendant le COV contre le brevet) ; et entre certains acteurs de la « société civile », les uns prônant des « semences libres », les autres un minimum d’encadrement juridique, notamment pour éviter que ces semences soient « piratées » par les semenciers. Pour y voir clair, il est nécessaire de préciser dans quel cadre temporel on situe la réflexion : dans un cadre idéal intemporel ? Ou sur du court terme, en prenant en compte le cadre légal actuel ? Ce préliminaire est bien sûr général à toute réflexion, et il semble logique de se donner un objectif (éventuellement lointain dans son accomplissement), mais aussi un chemin pour y parvenir, qui, lui, part de l’ici et maintenant, donc du contexte juridique actuel.

Pour être concret, et illustrer ce propos de façon un peu caricaturale, il semble clair que des semences exemptes de DPI commercialisées seront facilement et rapidement « captées » par l’industrie dans le cadre juridique actuel : il suffit en effet à tout semencier disposant d’un minimum de moyens technologiques (génie génétique), bureaucratiques et juridiques (rédaction et suivi des brevets) soit qu’il y insère un gène lui « appartenant » (c’est-à-dire sur lequel il a déposé un brevet), soit qu’il dépose un brevet sur un caractère natif de cette plante, soit, beaucoup plus simplement, qu’il laisse le vent, les insectes, les oiseaux, les engins agricoles ou de transport… contaminer progressivement toutes les semences paysannes avec ses gènes brevetés. Bien sûr, des combats juridiques peuvent être menés pour faire invalider ces brevets [7], mais les paysans ou communautés paysannes n’ont que bien peu de moyens pour contrer les armées d’avocats et la puissance financière des semenciers. Mais au-delà de cette biopiraterie très visible, la liberté du commerce des semences hybrides F1 et/ou protégées par des COV, semences largement subventionnées par les politiques publiques de recherche et agricoles, détruit les systèmes agraires paysans non subventionnés et les semences paysannes qui vont avec. Et même si cette liberté du commerce était réservée aux seules semences «  libres de tout droit de propriété industrielle », cela ne les empêcherait pas de profiter de l’absence de tout contrôle résultant de cette liberté totale, et donc de disséminer à tout vent, des hybrides F1, des gènes brevetés, voire des lots de semences accompagnés de ravageurs comme la chrysomèle du maïs entraînant le recours à des OGM. Dit d’une autre façon par Vandana Shiva, chantre indienne de la biodiversité cultivée, «  le libre-échange actuel, c’est la dictature des entreprises ». La Via Campesina [8] rajoute : « la souveraineté alimentaire, c’est d’abord la régulation du commerce pour protéger les droits des peuples et des paysans ». Donc réclamer immédiatement une liberté absolue de commercialisation de toute semence paysanne est contre productif à court terme : cela conduirait inévitablement à l’accaparement rapide, par les semenciers, des plantes qui ne sont pas encore protégées et irait donc à l’inverse du but recherché !

Un catalogue ouvert aux semences paysannes

Le Réseau Semences Paysannes, et avec lui la Via Campesina, militent depuis longtemps pour l’abrogation des DPI sur le vivant. Mais en attendant que cet objectif soit atteint, ils tracent les contours du chemin à parcourir, et ont réitéré leurs propositions, notamment en 2013 à l’occasion des discussions sur la législation semences au Parlement européen. Pour eux, le nouveau règlement doit :

- reconnaître et protéger le droit des paysans et des jardiniers d’échanger leurs semences dans le respect des droits d’usage collectifs existant (droit coutumier non écrit dans les pays dits « moins développés » ; dans nos pays riches, il s’agit de règles sanitaires, de dénominations locales protégées, de systèmes participatifs de garantie…) mais hors du champ d’application des lois sur la commercialisation des semences (catalogue), car ces échanges sont indispensables aux sélections paysannes qui garantissent le renouvellement constant de la biodiversité cultivée ;

- autoriser la commercialisation sans restrictions quantitatives ou géographiques des semences paysannes, biologiques, locales ou traditionnelles issues de ces sélections, commercialisation aujourd’hui interdite par les normes d’homogénéité et de stabilité du catalogue des variétés ; modifier ces normes pour permettre leur enregistrement, notamment pour les protéger contre la biopiraterie et les fraudes ; rendre obligatoire l’information sur les méthodes de sélection et les droits de propriété industrielle ; limiter l’obligation d’enregistrement aux seules variétés ou semences non reproductibles (hybrides F1), génétiquement manipulées et/ou protégées par un titre de propriété industrielle ;

- ne pas détourner les réglementations commerciales ou sanitaires au profit des détenteurs de brevets et de COV qui veulent interdire aux paysans d’utiliser les semences issues de leur propre récolte, ou leur extorquer le paiement de redevances.

Le maintien d’un minimum de contrôle du commerce (afin de garantir son caractère loyal et sain) même sans obligation d’’inscription au catalogue et avec les conditions plus souples (voir encadré ci-dessous), fait grincer des dents les partisans de la liberté totale sur toutes les semences. C’est pourtant une condition indispensable pour garantir à la fois la qualité de la semence qui conditionne la sécurité alimentaire, et sa non appropriation par quelques multinationales et donc la souveraineté alimentaire.

Règlement européen sur la commercialisation des semences : position de la Coordination européenne Via Campesina

«  La Via Campesina appelle les député­-e-s européen-nes à refuser la privatisation des contrôles publics, et à améliorer la réglementation du commerce des semences afin de :

­- consolider le droit des agriculteurs et agricultrices d’échanger leurs semences,

­- ouvrir largement les nouveaux marchés de niche ou de semences hétérogènes et la simplification de l’enregistrement des variétés « officiellement reconnues », indispensables au développement d’une véritable agroécologie paysanne et de la biodiversité cultivée,

­- refuser l’ouverture de ces nouveaux marchés aux semences brevetées et la privatisation des services officiels d’enregistrement et de certification,

­- informer clairement le consommateur sur toutes les manipulations génétiques des plantes
. »

Extrait du communiqué ECVC du 23 janvier 2014, http://www.eurovia.org/spip.php?article886

[2Aux États-Unis par exemple, Henry Wallace co-fondateur de Pioneer Hi-Bred, devient dans les années 30 secrétaire d’État de l’Agriculture et plus tard vice-président des Etats-Unis ; depuis, les « portes tournantes » entre l’administration et les entreprises semencières comme Monsanto n’ont pas cessé de tourner !

[3L’Union pour la protection des Obtentions végétales – UPOV – regroupe 71 pays. Pour la différence entre ces deux modes de protection, cf. Anne-Charlotte MOY,
Guy KASTLER, « Brevet et droit d’obtention végétale : quelles interactions et conséquences ? », Inf’OGM, 24 janvier 2011 »

[4Les fameux critères DHS et VAT pour Distinction, Homogénéité, Stabilité et Valeur Agronomique et Technologique, critères auxquels a été rajoutée la Valeur Environnementale, on parle alors de VATE

[5« La multiplication des brevets sur les gènes ou les caractères des plantes est en train de privatiser la totalité du patrimoine commun au point de remettre en cause la survie de la ressource sur laquelle est bâti le système semencier industriel actuel », extrait de Actes de l’atelier sur « Droits de propriété intellectuelle et communs », Entre droits exclusifs des propriétaires privés, droits d’usage collectifs et droits positifs des contributeurs, producteurs et usagers, RSP et Inf’OGM, à paraître en 2014. Cf. aussi le mouvement européen « No Patent on Seeds » : www.no-patents-on-seeds.org, dont fait partie le RSP

[6Sur les savoirs paysans, cf. notamment Du grain au pain, cultivons la diversité, RSP, CETAB, BEDE, juillet 2010 et les publications mentionnées sur http://www.bede-asso.org/lang/fr/pub_traduc/-publications.php

[7Combats à l’issue parfois victorieuse, comme pour le neem ou l’ayahuasca, cf. http://www.grain.org/fr/article/entries/56-des-brevets-et-des-pirates

[8Mouvement international de syndicats de petits paysans

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