n°121 - mars / avril 2013Interview / débat contradictoire

La toxicologie réglementaire n’est pas de la recherche en toxicologie

Par Eric MEUNIER

Publié le 05/03/2013

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Depuis la publication de l’article scientifique de Gilles-Eric Séralini, en septembre 2012, ce qui est devenu « l’affaire Séralini » ne cesse d’apporter son lot de commentaires, d’avis ou de décisions. Ainsi, parmi les conséquences, le gouvernement français et la Commission Européenne ont d’ores et déjà annoncé qu’ils souhaitaient mettre en œuvre une étude de toxicologie des OGM à long terme. David Demortain, chercheur à l’Inra, dans un article récent [1], dont Inf’OGM rapporte les grandes lignes ici, s’est attaché à expliquer l’origine de cette « toxicologie réglementaire » et les avantages et inconvénients de sa normalisation.

Suite aux avis d’experts nationaux et européens sur l’étude de G.-E. Séralini, David Demortain ambitionne, dans son article, d’éclairer « la frontière bien gardée qui délimite ce qu’est la toxicologie réglementaire par rapport au reste des connaissances toxicologiques ». Éclairage nécessaire puisque Gilles-Eric Séralini a défini son travail comme une étude de toxicologie « non réglementaire ». Quelles sont les différences ? Et en quoi nous aident-elles à mieux comprendre les recherches en toxicologie ?

« Les critères de ce qu’est une bonne étude pour l’évaluation des risques existent. Ils sont explicites, et partagés par une communauté d’experts qui les appliquent de manière effective. Rien d’étonnant à cela d’ailleurs, si l’on songe que ce genre d’évaluation d’études toxicologiques se pratique de manière routinière ». Ces critères sont regroupés au sein de normes (norme n°408, 451, 453…), établies par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elles définissent les protocoles à suivre, selon le type d’analyses souhaitées (cancérologie, toxicologie à court terme, long terme, aigüe…). Elles établissent donc la lignée de rats, souris ou autre animal à utiliser, le nombre d’animaux dans chaque groupe, la température des cages, les régimes alimentaires… Mais il est surtout important d’essayer de comprendre pourquoi ces protocoles normalisés sont devenus si importants, au point de définir de bonnes pratiques de laboratoire. Pour D. Demortain, il faut retracer l’histoire de la toxicologie pour mieux comprendre.

Comment les protocoles de toxicologie sont-ils apparus ?

La toxicologie réglementaire est celle pratiquée pour obtenir des autorisations de commercialisation de différents produits pouvant s’avérer toxiques, comme les pesticides, OGM ou autres additifs alimentaires… Pour D. Demortain, il s’agit d’une recherche appliquée, finalisée. Les pratiques d’une telle toxicologie « se sont forgées initialement dans des cercles relativement restreints de pharmacologues et de spécialistes d’hygiène industriels qui travaillaient étroitement avec des utilisateurs de leurs évaluations : des associations industrielles d’abord [pour établir les conditions de travail avec exposition sans risque à des substances chimiques], l’armée américaine ensuite (pour tester les substances chimiques utilisées sur les champs de bataille) et les agences chargées de contrôler l’usage des produits chimiques enfin ». De là vient que « l’expertise d’un toxicologue est d’abord et avant tout d’avoir fait du test, d’avoir analysé beaucoup de molécules ». Pour Demortain, cette expérience qui « se transmet de toxicologue à toxicologue, et en partie par des publications scientifiques […] donne à la toxicologie sa crédibilité et légitimité comme science pour l’évaluation des risques ». Dans ces conditions, « la formalisation [des analyses] revient à formaliser une expertise, et donc à la protéger, et permet d’accroître la comparabilité et la reproductibilité des études, et in fine l’acceptabilité des décisions prises sur leur base ».

Une codification de la toxicologie aux -Etats-Unis

C’est après la seconde guerre mondiale, aux Etats-Unis, que « la codification a démarré doucement […] produisant peu à peu un nombre assez grand de normes plus ou moins formalisées ». Les critères même des analyses à conduire furent définis « dans les années 1950, au cœur d’un petit réseau de pharmacologues liant l’agence américaine de la Food and Drug Administration (FDA) et quelques centres universitaires […]. Les souvenirs des toxicologues de l’époque montrent que ces pratiques étaient discutées et stabilisées dans des réunions plutôt confidentielles […] et tripartites, réunissant agents de la FDA, entreprises propriétaires du produit, et toxicologues universitaires conduisant l’étude pour les uns ou (et) pour les autres ». C’est ensuite dans les années 70 que « des lignes directrices ont commencé à être élaborées dans des comités d’experts, par exemple au sein de l’Académie nationale de sciences des États-Unis ou de l’Organisation Mondiale de la Santé  ». Ce travail de normalisation s’est accéléré « quand l’industrie chimique a investi l’OCDE comme plateforme de définition de méthodes de tests », définitions donc acceptées par les pays membres de l’OCDE.

Une toxicologie -« recherche » qui ne suit pas ces normes

Mais les toxicologues qui font de la recherche fondamentale « se tiennent à distance de ces normes [et] parlent de toxicologie de cuisine ». Les toxicologues réglementaires « se sont accommodés de cette entreprise de codification, à partir du moment où […] ils en étaient les auteurs et que la maîtrise de ces protocoles leur permettait de se rendre utiles à l’industrie et/ou aux autorités réglementaires ». D. Demortain explique également que les lignes directrices, qui énoncent la norme des analyses de toxicologies, « professionnalisent la toxicologie » car « aucune loi ne définit la toxicologie comme un service rendu à la société et donc comme un groupe professionnel […]. Peu de diplômes et de certificats définissent ce qu’est un bon toxicologue et le mettent à l’abri de potentiels concurrents ».

Le dossier OGM, -héritier de cette -normalisation

L’OCDE, en repartant des conventions de l’évaluation des additifs alimentaires, puis la Commission européenne et l’AESA, ont « commencé à spécifier l’approche de la toxicité possible des OGM ». Ce travail sur les OGM s’est fait avec « l’idée qu’il était possible de recourir aux protocoles standards des études à 90 jours (moyennant quelques évolutions). Bref, la toxicologie alimentaire s’est portée sur un nouveau domaine et de nouveaux objets, l’annexant à son territoire d’expertise ». Mais il faut souligner qu’aujourd’hui, l’évolution envisagée dépasse celle des protocoles puisque la Commission européenne propose que l’évaluation des OGM ne se fasse qu’en étudiant l’existence de différences entre une PGM et son comparateur (cf. encadré ci-dessous).

La toxicologie -réglementaire en controverse

Pour D. Demortain, « l’expression publique de doutes sur la sécurité des OGM et sur la manière dont on les évalue a eu un effet inattendu sur la toxicologie. D’un côté, les toxicologues-experts, sentant le cœur de leur expertise attaqué par des arguments sur la toxicité venant de militants, se sont mis à sur-jouer de cette ressource qu’est leur maîtrise des normes formelles et informelles de la toxicologie réglementaire ». Face au souci des toxicologues réglementaires de valider et harmoniser les analyses, au coût financier de ces analyses et leurs implications juridiques, les «  toxicologues non réglementaires ont perdu la patience d’investir dans la maîtrise coûteuse de ces normes, et ont fini par prendre de la distance avec cet exercice qui incarne pour eux une toxicologie au rabais » explique D. Demortain. En conséquence, « il est devenu fréquent d’entendre les chercheurs intéressés par les phénomènes de toxicité (mais ne participant pas à l’évaluation réglementaire des risques) qu’eux ne font pas de toxicologie réglementaire ». Ce que montre la controverse sur les OGM est donc que s’est « agrandi le fossé entre toxicologie réglementaire et toxicologie de recherche ». La toxicologie réglementaire risque donc d’apparaître conservatrice et se voir reprocher de ne « rien voir puisqu’elle ne regarde pas au bon endroit ». Mais surtout, « l’inconvénient plus général pour le débat sur les OGM est que l’évolution vers des protocoles différents se trouve retardée, ou se fait en dehors de l’espace de l’évaluation des risques ». Ce qui explique pour D. Demortain, « qu’il ait fallu attendre si longtemps (par rapport au début des débats sur les risques des OGM) pour voir apparaître des études à deux ans » [ndlr : la pertinence de conduire une étude sur vie entière d’animaux est en cours de discussion au niveau français et européen].

David Demortain considère, en conclusion, que les protocoles normalisés sont justifiés car ils concrétisent « ce qu’il y a de fonctionnel et d’utile en toxicologie ». Mais il acte également que « le haut degré de normalisation de l’exercice de la toxicologie s’est faite sur une base relativement étroite, en termes de participants et d’hypothèses de toxicité considérées ». Il lui semble aujourd’hui nécessaire que des protocoles soient conçus « par des chercheurs et des experts des lignes directrices, mobilisant l’imagination des premiers et l’expérience des seconds, [ce qui requiert] d’adapter le fonctionnement des comités d’experts, agences sanitaires ou organismes de normalisation internationaux pour qu’ils soient des lieux propices à une telle rencontre ».

David Demortain est chargé de recherche 1re classe Inra. Ses recherches portent sur les rapports entre savoirs et action publique, notamment dans la régulation sanitaire et environnementale. Il traite de ce thème sous différents angles : le rôle des experts dans le développement de normes sanitaires internationales, la construction des sciences réglementaires comme la toxicologie, ou la diffusion des outils d’évaluation des risques. Il est membre associé du Centre for Analysis of Risk and Regulation à la London School of Economics dont il a été membre à part entière pendant quatre ans.

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