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Des plantes « bio-enrichies » brevetées ?

Par Frédéric PRAT

Publié le 17/08/2018

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La biofortification consiste à créer des variétés enrichies en micronutriments, essentiellement fer, zinc, provitamine A et iode [1]. Le programme public-privé leader de la biofortification, HarvestPlus, revendique une création variétale majoritairement non transgénique et versée dans le domaine public. Serait-ce pour mieux préparer l’opinion et baliser ainsi le chemin aux sociétés semencières privées, qui elles ne s’interdiront ni les OGM ni les brevets ?

Depuis près de 20 ans, le programme HarvestPlus, mi-public mi-privé [2], développe des projets de biofortification sur des cultures vivrières telles que riz, haricots, manioc, maïs…, en créant des variétés enrichies en fer, zinc, provitamine A, et quelques acides aminés et protéines. Ces variétés sont ensuite données aux gouvernements nationaux en tant que « biens publics », et les gouvernements se chargent de les diffuser auprès des paysans.

Des biens publics ?

Des biens publics, vraiment ? Inf’OGM a voulu en savoir plus : « Toutes les variétés biofortifiées qui sont développées et mises sur le marché sont dans le domaine public, ce qui inclut les entreprises semencières privées, ainsi que toutes les entités publiques ou sans but lucratif qui peuvent aussi produire des semences pour les paysans. Ces compagnies semencières privées fournissent un service en multipliant les semences certifiées, qu’elles vendent aux paysans. L’entreprise semencière privée détermine le prix auquel elles vendent les semences – sauf s’il y a une régulation du gouvernement. Bien sûr, puisque ces variétés sont accessibles à tous, il y aura de la concurrence entre les entreprises semencières » a expliqué Howarth Bouis, directeur de HarvestPlus, à Inf’OGM. Mais n’a-t-il pas peur qu’une entreprise veuille breveter ses semences ? « Non, nous n’avons encore jamais rencontré ce cas. (…) À supposer qu’une entreprise privée veuille (illégalement) s’assurer des droits exclusifs, elle devrait déposer une demande de brevet et rechercher à ce que les autorités empêchent les autres entreprises de vendre ces semences. Ça serait très difficile et coûteux, probablement cela n’en vaudrait même pas la peine » veut-il nous (se ?) rassurer. Au Nigéria par exemple, le manioc jaune enrichi en provitamine A a été distribué principalement par le secteur public, alors que le maïs orange, également enrichi en provitamine A, sera multiplié et distribué principalement par le secteur privé [3]… mais donc sans brevets.

Sans brevets, car HarvestPlus utilise pour le moment principalement des techniques de sélection conventionnelles « parce qu’[elles] ne font l’objet d’aucun obstacle réglementaire » [4]. Howarth Bouis, initiateur de HarvestPlus, enfonce le clou : « Nous recevons des fonds d’agences publiques et nous voulons que tous nos produits et variétés que nous produisons soient dans le domaine public. C’est un principe de base pour notre travail » [5]. Ce qui n’empêche pas de nombreux chercheurs de ce programme, y compris Howarth Bouis, de plaider pour utiliser la transgenèse, moyen plus rapide selon eux pour obtenir des variétés enrichies. Et même d’y travailler déjà concrètement, comme le reconnaissait Joe Tohme, responsable génomique à HarvestPlus, mais uniquement si « la caractéristique n’existe pas chez la culture cible et si on ne peut espérer obtenir un niveau de micronutriments pouvant avoir un impact sur la biologie de la nutrition… » [6].

Mais aussi beaucoup de brevets…

Même si Joe Tohme rappelait dans la foulée que le projet «  a un fort engagement vis-à-vis de (…) la propriété intellectuelle », il n’en reste pas moins que la transgenèse, ou toute autre biotechnologie de transformation du vivant, est étroitement associée à la notion de brevets, qu’ils portent sur les procédés ou les produits issus de ces procédés [7].

Partie visible de l’iceberg : le fameux riz doré. Parfait symbole des bienfaits potentiels des OGM… des entreprises semencières privées et des partenariats public-privé : une Université publique (celle de Zurich, l’ETH), en partenariat avec un Centre international de recherche sur le riz (l’IRRI, aux Philippines), négocie avec une entreprise privée (Syngenta) pour que cette dernière lui permette d’utiliser gratuitement les brevets nécessaires pour mettre au point le riz doré. À l’époque, une étude [8] menée par une organisation probiotech, l’Isaaa, montre même que ce riz recèle potentiellement jusqu’à 70 brevets [9]. Qu’à cela ne tienne, dans un bel élan humanitaire, tous les détenteurs de brevets (Syngenta, mais aussi Bayer AG, Monsanto Co, Orynova BV, et Zeneca Mogen BV) accordent des licences gratuites au Golden Rice Humanitarian Board, entité créée pour gérer le riz doré. Et le font savoir sur le site du riz doré : « Syngenta Seeds AG a pu négocier l’accès à toutes les pièces du puzzle pour un usage humanitaire et fournir le Golden Rice Humanitarian Board avec le droit de sous-licencier la technologie aux établissements d’amélioration variétale dans les pays en voie de développement, gratuitement » [10].

Cerise sur le gâteau : Syngenta s’est engagée à ne pas faire payer de royalties sur les semences aux agriculteurs ayant un chiffre d’affaire annuel de moins de 10 000 dollars… Conclusion que doivent tirer tous les observateurs sensibles : « Les brevets sont des outils pour protéger les intérêts commerciaux et les investissements, mais comme le montre clairement l’exemple du riz doré, ils ne constituent pas un obstacle à l’utilisation et à la diffusion d’une technologie parmi les pauvres » [11].

Il faut s’appeler Greenpeace pour oser critiquer ce montage idyllique… et se faire ensuite accuser de crime contre l’humanité par une centaine de prix Nobel [12] !

Belle propagande donc, car au-delà du riz doré, n’y a-t-il aucune entreprise privée qui comptent tirer des bénéfices de la mise au point de variétés enrichies en micronutriments ? Un rapide tour d’horizon des projets de biofortification dans le monde nous montre que la philanthropie a ses limites.

La liste des plantes biofortifiées brevetées est longue

« Les acteurs privés ont besoin d’un environnement favorable, où le retour sur l’investissement est assuré. Parmi toutes les solutions actuellement disponibles pour lutter contre la malnutrition dans une approche systémique, le marché des aliments fortifiés et biofortifiés est particulièrement attractif pour les investissements du secteur privé » nous rappelle Coordination Sud, qui regroupe plusieurs ONG de développement en France [13]. Du coup, les projets privés de biofortification sont légion.

Nestlé, par exemple, travaille sur des cultures biofortifiées comme le manioc, le mil, le riz et le maïs (en Côte d’Ivoire, à Madagascar, au Nigéria et au Sénégal) [14]. Difficile de croire que cette société, qui, selon un article [15] de l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle, crée « l’avantage concurrentiel par la valorisation des droits de propriété intellectuelle”, n’en tire aucun avantage…

Un autre projet porte sur le sorgho biofortifié / Africa Biofortified Sorghum (ABS) : il a pour objectif de corriger la carence de cette céréale en fer (Fe), en zinc (Zn), et en vitamine A (béta-carotène) et est financé par la Fondation Bill et Melinda Gates (18,6 millions de dollars). Ce financement a permis aux chercheurs de Pioneer Hi-Bred International, en collaboration avec le CSIR (Council for Scientific and Industrial Research), un institut public de recherches en Afrique du Sud, de mettre au point la variété de sorgho « ABS188 ». Ces sorghos ont, selon leurs promoteurs, des niveaux plus élevés d’acides aminés essentiels pour une meilleure digestibilité, en particulier la lysine, davantage de vitamines A et E ainsi que de fer et de zinc biodisponibles [16]. Pour ces recherches, CSIR et Pioneer Hi-Bred ont déposé conjointement deux demandes de brevets qui visent à améliorer les procédés de transformation génétique du sorgho [17]. Mais le projet ABS étant financé dans le cadre du « Grand Challenges Programme » de la Fondation Gates, les brevets sont déposés avec normalement le respect des conditions de la « Stratégie globale d’accès  » (Global Access Strategy, voir encadré).

La stratégie globale d’accès

La « Stratégie globale d’accès » est censée s’appliquer pour tous les projets financés par la Fondation Bill et Melinda Gates. Le principe est que la propriété intellectuelle (PI) liée aux projets n’entrave pas l’accessibilité des résultats aux populations les plus démunies.

Cette stratégie vise à « assurer un accès mondial [aux résultats] tout en offrant des incitations pour la participation future potentielle du secteur privé », nous renseigne le site de la fondation [18].

Diffusion libre au Sud pour les plus démunis, brevets applicables au Nord, et « incitations pour la participation future potentielle du secteur privé  » : les sirènes du capitalisme ont de beaux atours…

Brevet du Boyce Thompson Institute (Université Cornell aux États-Unis) pour renforcer les pommes de terre avec du bêta-carotène [19], brevet de Plant Bioscience Limited (entreprise privée anglaise) sur un brocoli enrichi en glucoraphanine (activité antioxydante et anti- inflammatoire) [20], brevets multiples, on l’a vu, sur le riz doré, brevet de Del Monte Fresh Produce sur un ananas rose enrichi en bêta-carotène [21]… : toutes ces entreprises, dont certaines testent leur produits sur les populations africaines avec entre autres l’argent de la fondation Gates, espèrent bien rentabiliser leurs brevets sur les marchés solvables du Nord. Par ailleurs, certaines d’entre elles n’échappent pas aux accusations de biopiraterie, comme dans le cas de la banane enrichie en vitamine A (voir encadré). Projets humanitaires ? On en n’est plus si sûr…

OGM et biopiraterie : des opposants à la banane enrichie en vitamine A

Dans une lettre ouverte adressée à la Fondation Gates [22], 122 organisations de développement exhortent la Fondation à cesser les essais sur la banane transgénique enrichie en vitamine A. Cette banane, mise au point par des chercheurs de l’Université de Technologie du Queensland en Australie, est destinée à être commercialisée en Ouganda autour de 2021. Pour cela, le gouvernement ougandais, appuyé par les industriels, tente de faire passer une loi nationale sur les biotechnologies et la biosécurité depuis 2013, « mais ils n’y sont pas arrivés à cause d’une très forte résistance de la société civile » nous informe Suzan Nakacwa, de l’ONG Grain.

Vandana Shiva, de l’ONG Navdanya, est également vent debout contre une autre banane, enrichie en fer : « Les bananes sont des aliments nutritionnellement riches mais ne contiennent que 0,44 mg de fer pour 100 grammes d’aliment. Malgré tous les efforts, le taux de fer dans les bananes n’atteindra jamais celui de notre biodiversité indigène. Selon les scientifiques de Bhabha Atomic Research Centre, ils peuvent multiplier la teneur en fer par six dans les bananes OGM. Cela représente 2,6 mg, soit 3000 % de moins que le fer dans le curcuma, ou le niger, ou la tige de lotus, et 2000 % de moins que dans la poudre de mangue. Des alternatives sûres grâce à la biodiversité sont multiples » [23].

La banane transgénique enrichie en vitamine A serait une des premières cultures transgéniques directement consommée par l’homme (celles existantes – maïs, soja, colza, coton – étant principalement destinées à la consommation par le bétail). Les organisations s’interrogent entre autres sur d’autres solutions : « ne devraient-ils pas encourager la consommation de fruits et de légumes plus variés, comme les patates douces qui sont [naturellement] riches en vitamine A et poussent en abondance en Afrique ? » Et elle dénoncent : « Paradoxalement, la promotion d’un aliment OGM de base riche en vitamine A risque de perpétuer des régimes peu variés qui sont précisément la cause des carences en vitamine A à la base ».

Par ailleurs, la banane GM a été biofortifiée « en insérant un gène codant pour un taux élevé de beta-carotène issu d’une variété de banane Fe’i (cultivar Asupina) de Papouasie Nouvelle-Guinée qui a été identifiée au cours d’une étude comparative de dix cultivars de bananes jaunes et oranges » [24]. Mais ce cultivar Asupina a été collecté il y a 25 ans en Papouasie Nouvelle-Guinée, et est détenu depuis par le Département de l’Agriculture de l’état du Queensland [25]. D’après la convention de biodiversité de 1992, le cultivar Asupina est la propriété légitime de Papouasie Nouvelle-Guinée et des communautés qui l’ont développée. Mais ni l’Australie ni les États-Unis n’ayant ratifié cette convention, l’accusation de biopiraterie, lancée dans le journal The Ecologist [26], reste lettre morte…

[1Inf’OGM a publié une série d’articles sur la biofortification, voir notamment Frédéric PRAT, « Biofortification : une définition pleine d’enjeux », Inf’OGM, 11 juillet 2020 et Frédéric PRAT, « Biofortification : un projet, des techniques… et un marché qui s’ouvre », Inf’OGM, 6 décembre 2017

[2Sur l’histoire et la nature des partenariats d’HarvestPlus, voir Frédéric PRAT, « Biofortification : un projet, des techniques… et un marché qui s’ouvre », Inf’OGM, 6 décembre 2017

[3« Biofortification : combattre la malnutrition », Spore 183, février 2017.

[7Voir notre FAQ sur les brevets

[11Ibid

[16Les OGM dans l’alimentation en Afrique de l’Ouest : cas du niébé et du sorgho, GRAIN et Laboratoire de Génétique Écologique, Faculté des Sciences et Techniques, Université d’Abomey, Calavi (Benin), Février 2016.

[20Appelé « brocoli Beneforté  », il résulte d’un croisement réalisé entre un brocoli cultivé et un brocoli sauvage du sud de l’Italie. L’obtention du brevet a fait l’objet d’une polémique puisqu’il est issu d’un croisement conventionnel, a priori non brevetable, voir Anne-Charlotte MOY,
Guy KASTLER, « Contestation d’un brevet sur le brocoli : un frein dans la course à la privatisation du vivant ? », Inf’OGM, 25 mai 2011.

[25No GMO Banana Republic – Stop Banana Biopiracy, An Open Letter to QUT’s Dr James Dale, the Bill and Melinda Gates Foundation and the Convention on Biological Diversity, octobre 2014.

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