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Brevets : certains semenciers enterrent la hache de guerre

Par Frédéric PRAT

Publié le 07/05/2018

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ILP Vegetable ou plateforme internationale de licences pour les végétaux (International Licensing Platform) : c’est la nouvelle trouvaille des industries semencières pour se partager des brevets à moindre coûts et en toute transparence… entre elles ! On voit ce qu’elles y gagnent, mais ça ne fait guère avancer la problématique des brevets sur le vivant ! Détails sur ce système « performant » pour les entreprises.

Les ententes commerciales entre entreprises concurrentes sont monnaie relativement courantes. La raison en est simple : le fondement du capitalisme – la guerre sans pitié entre entreprises – entraîne des prix toujours à la baisse, et laisse des morts sur la route. Quand il s’agit de petites entreprises, pas de problème, les grosses les rachètent. Mais entre puissants, il peut être commercialement plus intéressant (et plus lucratif) de s’entendre que de passer son temps à se battre à coup de prix cassés.

Dans le domaine des industries semencières, on se bat aussi, mais pour des histoires de propriété intellectuelle, et notamment de brevets. Il en va ainsi des entreprises Monsanto et DuPont, en procès durant trois ans et qui, après une condamnation de DuPont à verser 800 millions à Monsanto, ont finalement trouvé un accord en 2013, s’autorisant l’une l’autre à utiliser différentes technologies brevetées [1]. Ainsi également pour Syngenta et Dow AgroSciences qui, en mai 2012, ont signé un accord par lequel elles s’autorisent mutuellement à utiliser des transgènes codant pour la production d’un insecticide que chacune a développés [2]. Ou encore, la victoire de Syngenta contre Monsanto, quand une Cour d’appel fédérale américaine a confirmé en 2007 que Syngenta pouvait commercialiser son « Agrisure GT » (GA21), un maïs génétiquement modifié résistant à l’herbicide glyphosate [3]

Ces accords entre entreprises, dont les différentes modalités (joint venture, licences, rachat…) ont été détaillées par Inf’OGM [4], leur permettent donc, en théorie, un « bénéfice mutuel  », dans un contrat « gagnant-gagnant ». Mais c’est encore du « coup par coup », avec donc un coût de transaction non négligeable en temps et paperasseries : recherches sur les brevets existants, négociations préalables, éventuels procès ou menaces, rédaction de l’accord final… Les entreprises estiment que ces coûts peuvent monter jusqu’à 100 000 euros !

En s’inspirant de ces accords bilatéraux, mais en changeant d’échelle, plusieurs entreprises semencières ont, en novembre 2014, élargi ce système, pour qu’il soit plus pérenne, plus automatique, plus sûr au niveau légal, mais aussi plus « entre soi  », excluant ainsi au passage la réflexion sur la recherche publique, et donc au final moins chronophage quand il arrivera en vitesse de croisière : elles ont créé la plateforme internationale de licences pour les végétaux (International Licensing Platform – ILP Vegetable). Que quoi s’agit-il ?

Atténuer l’effet « blocage de l’innovation » par les brevets

Cette plateforme est composée d’une dizaine d’entreprises semencières, dont certaines spécialisées en semences biologiques et d’autres revendiquant le non-OGM (de Suisse, Allemagne, France, Japon et surtout Pays-Bas, voir tableau ci-dessous), mais, d’après ses membres fondateurs [5], elle a vocation à accueillir tous les semenciers qui le souhaitent, qu’ils soient ou non détenteurs de brevets. L’objectif est de garantir à tous les membres de cette plateforme un accès privilégié à un pool de brevets détenus par les entreprises, à un coût raisonnable, et transparent. Le processus de négociation est simple. Il débute comme auparavant : une entreprise sollicite une licence à une autre entreprise. Si au bout de trois mois, elles n’ont pas réussi à se mettre d’accord, le cas est arbitré par des experts indépendants, et c’est la méthode d’arbitrage qui est ici novatrice : chaque partie propose un accord, et les « arbitres » sont obligés de choisir entre l’une des deux propositions (méthode du base ball [6]). Chaque partie est donc obligée d’être « raisonnable », car sinon les arbitres choisissent forcément l’autre proposition. Dès que l’accord de licence est connu, il est communiqué à tous les autres membres [7]. Pour le directeur de cette plateforme, le hollandais Chris van Winden : « Avec le système de licence de ILP Vegetable, l’accessibilité au matériel biologique protégé par des brevets est sécurisé, tandis que dans le même temps, les motivations pour les innovations sont maintenues » [8]. Mais la pratique sur la transparence des transactions ne semble plus aussi évidente pour le directeur de l’ILP, qui, face aux difficultés pour obtenir des informations, nous répond : « Ce système est le plus transparent possible. Mais les informations sur un accord entre deux compagnies sont seulement accessibles… aux deux compagnies et à aucune autre compagnie ou institut, qu’ils soient ou non membres de l’ILP« . Ça change tout !

On comprend donc bien que ces entreprises ne prétendent à aucun moment remettre en cause le système actuel de la propriété industrielle via les brevets. Partant du constat que ces brevets entravent la recherche et donc in fine le développement des entreprises, elles ont choisi d’aménager le système pour en lever les principaux obstacles : manque de transparence, coûts (notamment des procès), temps perdu… À partir du même constat, certains pays, ainsi que la plupart des organisations concernées de la société civile, ne proposent pas du tout les mêmes solutions. Des pays ont en effet interdit les brevets sur le vivant [9] (sauf sur les microorganismes, obligatoires d’après l’OMC), et mettent en place des systèmes dits sui generis sous forme de certificat d’obtention végétale (COV) ou d’autres systèmes…

De la part d’industries semencières fournissant entre autre les agriculteurs biologiques, on s’attendait à une position plus « open source » que celle prise par l’ILP. Mais il est vrai que la présence de certains géants semenciers (Bayer, Limagrain) ne favorise pas cette remise en cause… Devant l’émotion suscitée par les nouveaux brevets sur les « traits natifs » qui anéantissent l’illusion de « l’alternative » de protection via les COV [10], l’industrie se contente de réguler la privatisation du vivant afin qu’elle ne bloque pas l’innovation sans laquelle toute économie capitaliste s’effondre. Elle remplace l’exception de l’obtenteur par un accès facilité aux droits de licence et est portée par les secteurs de l’industrie et de la recherche qui exigent (et ont déjà fait voter dans les lois nationales française, hollandaise et allemande et dans le brevet unitaire européen) une exception de recherche à la protection conférée par un brevet sur des plantes.

Interrogé par Inf’OGM cinq mois après la création de cette plateforme, son directeur général, Chris van Winden, nous précise que la transparence annoncée sur les transactions de licences est réservée… à ses membres. « Mais, nous rassure-t-il aussitôt, le système marche très bien car aucun arbitrage n’a été sollicité jusqu’à maintenant, (…), un nouveau membre devrait prochainement rejoindre cette plateforme et d’autres entreprises ont exprimé leur intérêt  ». Bref, on ne saura rien, l’ILP est bien réservée aux entreprises !

Tableau des entreprises fondatrices de l’ILP

entreprises nationalité Nombre de salariés Nombre de brevets Chiffre d’affaire (euros)
Agrisemen Pays-Bas 11
Bayer Allemagne 118 900 40 000 42,2 milliards
Bejo Zaden [11] Pays-Bas 1100 (60 en France) 4 millions (Belgique)
Enza Zaden Pays-Bas 64 [12] 196 millions (monde) 9 millions (en France)
Holland-Select Pays-Bas
Limagrain France 8600 2 milliards
Limgroup (ex Limseeds) Pays-Bas <200
Pop Vriend Pays-Bas
Rijk Zwaan Pays-Bas 2500 300 millions
Syngenta Suisse 28 000 135 à l’OEB [13] 13,1 milliards
Takii Japon 150 en Europe

Tableau élaboré par F. Prat, Inf’OGM, à partir des sources des entreprises, 2015

Actualisation au 7 mai 2018  :

Depuis la parution de cette brève, quelques changements sont intervenus dans les membres, notamment suite à des fusions/acquisitions :

Agrisemen a été racheté par Bejo. Bayer était membre de l’ILP via l’entreprise Nunhems BV. Mais pour acheter Monsanto, Bayer a dû céder quelques activités, dont l’entreprise Nunhems BV, à BASF.

D’autres entreprises ont rejoint l’ILP : East-West International B.V., Sakata Seed Corporation, Semillas Fito S.A.U.

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