n°142 - novembre / décembre 2016Fiche technique / Etat des lieux

Crispations autour de la propriété de Crispr

Par Eric MEUNIER

Publié le 14/12/2016, modifié le 05/12/2023

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Depuis janvier 2016, plusieurs chercheurs et leurs instituts sont engagés dans un procès pour savoir qui possède la propriété industrielle sur un outil de modification génétique, les fameux « ciseaux à ADN » Crispr/Cas9. Comment cette recherche fondamentale collective va aboutir à une propriété privée ? C’est la loi injuste des brevets. Le point sur les acteurs en présence.

 

Les premières découvertes ayant permis l’utilisation actuelle des « ciseaux à ADN » que sont les complexes appelés Crispr/Cas, remontent aux années 1980. Comme le souligne avec pertinence le site labiotech.eu, « la découverte de Crispr est compliquée et confuse, peut-être ne saura-t-on jamais apprécier à sa juste valeur qui a fait quoi et quand ». Ce système Crispr/Cas a été décrit chez des cellules sans noyau (procaryotes). Dans ces organismes, un agent infectieux (pathogène) a pu laisser des traces de son passage sous forme de petites séquences d’ADN intégrées dans le génome. Ces séquences, appelées Crispr, codent un ARN qui pourra former une nucléase, c’est-à-dire une enzyme capable de couper l’ADN. Et en cas de nouvelle infection par un pathogène déjà passé par là, ce complexe coupera l’ADN du pathogène, inactivant l’infection.

D’hypothèses en explications

Sans prétendre faire un travail historique exhaustif, quelques grandes lignes sont néanmoins connues, qui montrent comment fonctionne une recherche fondamentale via cet exemple de Crispr.
Entre 1987 et 2000, les équipes d’Ishino au Japon et de Mojica de l’Université d’Alicante (Espagne), vont décrire des séquences génétiques identiques bien que présentes dans des organismes vivants éloignés l’un de l’autre.
En 2002, Jansen, de l’université d’Utrecht (Pays-Bas) désigne – en accord avec Mojica – ces séquences sous le nom de Crispr et explique dans un article qu’elles sont associées à d’autres séquences codant des nucléases comme « Cas ».
En 2003, Mojica observe qu’une partie de la séquence génétique Crispr trouvée dans la bactérie E. coli est similaire à celle d’un « virus » bactérien (phage) l’infectant. Il fit alors l’hypothèse que les séquences Crispr puissent contenir les informations d’un système immunitaire s’adaptant aux pathogènes. Mais trois revues (Nature, Proceedings of the National Academy of Sciences et Molecular Microbiology and Nucleic Acid Research) refusèrent son article. L’article sortira finalement dans la revue Journal of Molecular Evolution en février 2005, soit 18 mois après sa première soumission. Si d’autres articles continueront d’être publiés, apportant des explications et confirmations (à l’instar des travaux de Vergnaud du ministère français de la défense et du chercheur russe Bolotin pour l’Inra), c’est à partir de 2007 que vont apparaître les premières publications de résultats visant à comprendre comment le système Crispr fonctionne en tant que système immunitaire auquel participent des nucléases. Et le collectif de chercheurs va encore s’agrandir.
Horvath, et ses collègues de l’entreprise danoise Danisco – rachetée en 2011 par DuPont – montrent en 2007 pour la première fois et de façon expérimentale que le système Crispr est bien un système immunitaire évolutif des procaryotes. L’hypothèse de Mojica et autres devient réalité : le système Crispr/Cas agit comme réaction immunitaire à une infection par un pathogène grâce d’une part à une homologie de séquences forte entre le génome du procaryote et celui du pathogène, et d’autre part à l’action de nucléases comme Cas9.
En 2008, Van der Oost, de l’université de Wagenigen, présente la première mise au point dans E. coli d’un système Crispr ciblant un phage spécifique. Ces chercheurs font également l’hypothèse, à partir de preuves indirectes, que l’ADN est la cible du système Crispr. Une hypothèse qui sera confirmée la même année dans un article de deux chercheurs étasuniens puis précisée par l’équipe d’Horvath en 2010.

Première demande de brevet

En 2011, Emmanuelle Charpentier, de l’Université de Vienne, précise encore les choses en montrant que le complexe Crispr / nucléase est guidée par un ARN de l’organisme.
En 2012 toujours, Horvath de Danisco et Šikšnys de l’université de Vilnius (Lithuanie) montrent qu’un système Crispr/Cas peut fonctionner in vitro, leur permettant même de cibler les séquences d’ADN de leur choix.
Šikšnys déposera le 20 mars 2012 une demande de brevet sur une méthode de ciblage de l’ADN utilisant un complexe Crispr/Cas9, demande tou- jours en cours d’examen (demande n°US2015 / 0045546).
Au cours de la même période, Doudna (Université de Californie) et Charpentier obtenaient les mêmes conclusions sur le fonctionnement in vitro. Mais l’article de ces dernières a été publié deux mois avant celui de Šikšnys, le 28 juin 2012 alors que Šikšnys avait soumis son papier aux journaux Cell (qui le refusa) et PNAS (qui le publia) avant elles. Jusque-là, le système Crispr est caractérisé dans son fonctionnement chez les procaryotes et en tube à essai.

Mais fin 2012 étaient publiés « dos-à-dos » deux papiers de Zhang (MIT et Harvard) et Church (Harvard) qui montraient que le système Crispr/Cas fonctionne également dans des cellules d’eucaryotes (cellules avec noyau contenant l’ADN, à l’instar des cellules animales ou végétales).

Brevets : entre talent juridique et bonne foi scientifique

Aux États-Unis, le 25 mai 2012, Doudna et Charpentier déposaient une demande provisionnelle de brevet sur une méthode de modification de l’ADN médiée par l’ARN et Cas9. Zhang déposait la sienne le 12 décembre 2012, demandant qu’elle soit traitée en accéléré, ce qui aura son importance puisqu’en avril 2014, c’est lui qui obtenait le premier brevet (n°8,697,359) sur une méthode de modification de l’expression d’un gène via un système Crispr/Cas dans les cellules eucaryotes. Depuis, le MIT et Harvard, employeur de Zhang, ont obtenu une dizaine de brevets.
Mais le 13 avril 2015, l’Université de Californie, qui hébergeait le travail de Doudna et Charpentier, saisissait l’office étasunien des brevets pour savoir à qui revenait l’invention de Crispr, remettant ainsi en question le brevet obtenu par Zhang et les autres brevets délivrés depuis.
Ce conflit entre Doudna / Charpentier / Université de Californie / Université de Vienne d’un côté et Zhang / MIT / Harvard de l’autre, a une origine calendaire pourrait-on dire. Car si aux États-Unis, la loi donne depuis 2013 une priorité à celui qui est le « premier à déposer » une demande de brevet, ce n’était pas encore le cas en 2012 quand la priorité était donnée au « premier à inventer ». Dans le cas de Crispr, la bagarre en cours – appelée procédure d’interférence et formellement amorcée le 11 janvier 2016 – consiste donc pour chaque partie à établir l’historique de ses recherches pour démontrer l’antériorité de son invention.
À la date de publication de cet article, les discussions entre les parties sont toujours en cours. Le paysage de la propriété industrielle autour de Crispr s’est depuis complexifié (voir encadré p.24).
Fin 2015, selon labiotech.eu, 23 acteurs se partageaient les brevets sur Crispr, les dix premiers possédant plus de 60% des brevets. Les « grosses » entreprises sont peu représentées dans ce paysage, seule DuPont joue un rôle non négligeable. Trois autres entreprises sont à signaler : Crispr Therapeutics, Editas Medicine et Intellia Therapeutics. Mais les brevets détenus par Charpentier, Doudna et Zhang sont généralement considérés comme centraux. D’où les enjeux financiers importants liés à la clarification de la propriété industrielle sur Crispr.

Quelles entreprises, créées par qui ?

 

Le paysage des entreprises intervenant dans le dossier est assez symptomatique de la frontière entre recherche fondamentale et appliquée. Jennifer Doudna a participé à la création de Caribou Biosciences, d’Editas Medicine (avec Zhang qui avait cédé ses droits liés à ses brevets à Editas) – entreprise qu’elle a quittée du fait du conflit sur le brevet – et d’Intellia Therapeutics. Cette dernière a signé un accord de licence avec Caribou en 2014, de même qu’avec Novartis la même année. Et en 2015, DuPont signait un accord de licence avec Caribou Bioscience. Emmanuelle Charpentier a participé à la création d’ERS Genomics à qui elle a cédé ses droits liés au brevet en cours de procédure. Elle a également monté Crispr Therapeutics. Bayer a, en mai 2016, signé un accord de licence avec ERS Genomics après avoir monté une entreprise commune avec Crispr Therapeutics fin 2015.
D’après André Choulika, Président de Cellectis, DuPont détient la majorité des brevets sur Crispr. Si cette affirmation n’a pu être vérifiée, elle témoigne néanmoins de la position forte que l’entreprise a ou essaye d’avoir. Outre son accord avec Caribou, en 2015, l’entreprise a signé un accord de licence sur Crispr avec l’université de Vilnius où travaille Šikšnys avec sa demande de brevet en cours. Dans l’annonce de cet accord, DuPont déclarait détenir plus de 60 brevets portant entre autres sur l’utilisation de Crispr pour modifier des génomes. D’autres acteurs comme les entreprises ToolGen, Horizon Discoveries, Taconic… et même dernièrement Monsanto – en cours de rachat par Bayer – participent également au tableau de la propriété industrielle sur Crispr via des accords de licence.

La recherche collective niée

Church, Mojica, Šikšnys, Van der Oost, Jansen, Vergnaud, Horvath, Bolotin, Koonin voire même Ishino… : autant de noms de chercheurs qui ont participé à construire la compréhension du fonctionnement des systèmes Crispr et leurs potentielles utilisations. Autant de noms oubliés dès lors que l’on s’intéresse à la seule question de la propriété industrielle. Les brevets, qui confèrent la propriété industrielle sur une « invention », résument donc tout ce travail à une question : qui a « inventé » Crispr ? Charpentier et Doudna ? Zhang ? La situation pourrait même se compliquer si Horvath et Šikšnys décidaient de faire valoir leur demande de brevet toujours en cours (DuPont, qui salarie Horvath, a d’ailleurs signé en juin 2015 un accord de licence avec l’université de Vilnius sur Cas9). Quelle approche réductrice, puisque l’on sait que le travail de ces équipes a été rendu possible grâce au travail de toutes les autres. Mais dorénavant, pour continuer à travailler avec ou sur Crispr, les chercheurs doivent espérer ne pas recevoir de lettre de la part d’actuels ou futurs détenteurs de brevets qui souhaiteraient leur réclamer des royalties…

Repères

 

Le ministère étasunien à l’Agriculture (USDA) a déjà statué sur plusieurs demandes de commercialisation de nouveaux OGM. à quelques exceptions près (qu’on mentionnera), l’USDA a considéré que ces produits ne devaient pas être réglementés. Les dates correspondent à la réponse de l’USDA.

Crispr/Cas9 : deux demandes

- avril 2016 : Université de Pennsylvanie pour un champignon qui ne brunit pas

- avril 2016 : DuPont / Pioneer pour un maïs à composition en amidon modifié

Autres techniques : dix demandes

- janvier 2012 : Cellectis, pour l’utilisation de méganucléase issue de la protéine I-Crel pour délétion de nucléotides ou mutagénèse
Réponse : non réglementée si délétion ; au cas par cas si mutation ou insertion
Pas de modification précise, la demande porte sur le principe général d’utilisation d’une méganucléase I-CreI pour faire des délétions ou de la mutagénèse

- mars 2012 : Dow AgroScience pour maïs modifié pour la qualité nutritionnelle (doigt de zinc)
Réponse : non réglementée si délétion ; au cas par cas si mutation ou insertion
Pour un maïs à qualité nutritionnelle (moins de phytate produit)

- avril 2012 : Université de Wagenigen pour une pomme résistante à la tavelure (cisgenèse)
Réponse : au cas par cas

- novembre 2014 : Cellectis pour une pomme de terre « aux qualités nutritionnelles et industrielles améliorées » (Talen)

- mai 2015 (deux demandes) : Cellectis pour un soja « aux qualités nutritionnelles et industrielles améliorées » (Talen)

- mai 2015 : Benson Hill pour un maïs avec une efficacité de photosynthèse plus grande (méganucléase)

- mai 2015 : Université d’Iowa pour un riz résistant à une bactérie (Xanthomonas oryzae) (Talen)

- novembre 2015 : Agravida pour un maïs à composition en amidon modifié (méganucléase)

- février 2016 : Calyxt pour un maïs résistant au mildiou (Talen)

- septembre 2016 : Calyxt pour une pomme de terre aux qualités industrielles « améliorées » (Talen)

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